UNION INTERNATIONALE DES MAGISTRATS

2EME COMMISSION D’ETUDES

Réunion d’Abidjan (Côte d’Ivoire) ‑ 27 – 31 octobre 2002

 

Communication

du Secrétariat Général de l’U.I.M. sur le thème

LA RESPONSABILITE CIVILE DES MAGISTRATS :

LE DROIT ITALIEN

 

SOMMAIRE

 

 

INTRODUCTION :
LA RESPONSABILITE CIVILE DES MAGISTRATS
DANS LES TEXTES INTERNATIONAUX

 

Avant d’illustrer brièvement l’état de la législation italienne au sujet de la responsabilité civile des magistrats et de répondre aux différents points du questionnaire, il faudra rappeler comment cette matière est traitée dans les textes internationaux sur le statut des juges. En effet nombreux colloques et congrès, organisés par des associations et des organismes internationaux (parmi lesquels, notamment, l’Union Internationale des Magistrats) ont dévoué leurs efforts à étudier les systèmes visant à assurer l’indépendance de la magistrature. Plusieurs déclarations solennelles à ce sujet se trouvent dans les actes de congrès internationaux, conférences, séminaires. Les modèles et les principes normatifs ont commencé à circuler un peu partout en Europe et dans le monde entier, de façon qu’on peut parler aujourd’hui non seulement d’un droit international sur la protection de l’indépendance du pouvoir judiciaire, mais aussi d’un droit transnational en la matière. J’oserai même dire que peu importe si tous les textes pertinents ne sont pas doués d’une valeur contraignante (ou contraignante de la même intensité) : l’expérience pratique de la vie associative internationale montre, par exemple, que des documents « privés », tels que le Statut Universel du Juge élaboré par l’Union Internationale des Magistrats, ont servi à convaincre les autorités politiques de certains pays à ne pas mettre en œuvre des mesures qui auraient pu limiter l’indépendance de la magistrature.

Dans ce contexte il faudra remarquer que les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, adoptés par le septième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à Milan du 26 août au 6 septembre 1985 et confirmés par l’Assemblée générale dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985, stipulent, sous le titre Secret professionnel et immunité que « Sans préjudice de toute procédure disciplinaire ou de tout droit de faire appel ou droit à une indemnisation de l’Etat, conformément au droit national, les juges ne peuvent faire personnellement l’objet d’une action civile en raison d’abus ou d’omissions dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires »  (cf. article 16).

La Charte Européenne sur le Statut des Juges, approuvée par le Conseil de l’Europe à Strasbourg les 8 - 10 juillet 1998 stipule dans son article 5.2. que « La réparation des dommages supportés de façon illégitime à la suite de la décision ou du comportement d’un juge ou d’une juge dans l’exercice de leurs fonctions est assurée par l’Etat. Le statut peut prévoir que l’Etat a la possibilité de demander, dans une limite déterminée, le remboursement au juge ou à la juge par la voie d’une action juridictionnelle dans le cas d’une méconnaissance grossière et inexcusable par ceux-ci des règles dans le cadre desquelles s’exerçait leur activité. La saisine de la juridiction compétente doit faire l’objet d’un accord préalable de l’instance visée au point 1.3. » ([1]).

        L’exposé des motifs de la charte commente de la façon suivante l’article qu’on vient de citer : « La Charte concerne ici la responsabilité pécuniaire, civile du juge ou de la juge. Elle pose en principe que la réparation des dommages supportés de façon illégitime à la suite de la décision ou du comportement d’un juge ou d’une juge dans l’exercice de leurs fonctions est assurée par l’Etat. Cela signifie que c’est l’Etat qui, vis-à-vis de la victime, est en toute hypothèse le garant de la réparation des dommages.

        En précisant que cette garantie de l’Etat s’applique aux dommages supportés de façon illégitime à la suite de la décision ou du comportement d’un juge ou d’une juge, la Charte ne se réfère pas de façon nécessaire au caractère fautif de la décision ou du comportement, mais insiste plutôt sur les dommages qui en sont le résultat et qui sont supportés " de façon illégitime ". Ceci est parfaitement compatible avec une responsabilité ne reposant pas sur la faute du juge ou de la juge, mais sur le caractère anormal, spécial et grave du dommage résultant de leur décision ou de leur comportement. Ceci est important au regard des préoccupations tenant à ce que l’indépendance juridictionnelle du juge ou de la juge ne soit pas affectée au travers d’un régime de responsabilité civile.

        La Charte prévoit par ailleurs que, lorsque le dommage que l’Etat a dû garantir est le résultat d’une méconnaissance grossière et inexcusable par le ou la juge des règles dans le cadre desquelles s’exerce leur activité, le statut peut donner à l’Etat la possibilité de leur demander, dans une limite que ce statut détermine, le remboursement de la réparation par la voie d’une action juridictionnelle. L’exigence d’une faute grossière et inexcusable, le caractère juridictionnel de l’action en remboursement, doivent constituer des garanties significatives pour éviter un détournement éventuel de la procédure. Une garantie supplémentaire est constituée par l’accord préalable que doit donner l’instance visée au point 1.3. à la saisine de la juridiction compétente ».

Finalement, le Statut Universel du Juge, approuvé à l’unanimité par le Conseil Central de l’Union Internationale des Magistrats lors de sa réunion à Taipeh (Taiwan) le 17 novembre 1999 stipule, dans son article 10, que « Lorsqu’elle est admise, l’action civile dirigée contre un juge, comme l’action en matière pénale, éventuellement l’arrestation, doivent être mises en œuvre dans des conditions qui ne peuvent avoir pour objet d’exercer une influence sur son activité juridictionnelle ».


 

 

I

REPONSES AU QUESTIONNAIRE

 

 

1. Sous quelles conditions un juge engage-t-il sa responsabilité pour
a. erreurs de jugement ;

 

Dans le système juridique italien ([2]), suite à un référendum ayant entraîné l’abro­gation de la réglementation précédemment en vigueur, la responsabilité civile des magistrats ([3]) est réglée par la loi n. 117 du 13 avril 1988.

Auparavant elle était disciplinée par les articles 55, 56 et 74 du Code de Procédure Civile, aux termes desquels le juge ne pouvait répondre des dommages-intérêts que dans les cas de « dol, fraude ou concussion », ou bien de « déni de justice ». La loi précitée, par contre, approuvée par le Parlement suite au référendum, affirme le principe de l’indemnisation de tout préjudice injuste causé par tout comportement, acte ou décision de justice par « dol » ou « faute lourde » d’un magistrat dans l’exerci­ce de ses fonctions ; elle prévoit aussi l’indemnisation de tout préjudice injuste causé « par un déni de justice » (article 2). La principale « nouveauté » introduite par le Législateur en 1988 consiste donc à insérer parmi les hypothèses de responsabilité la « faute lourde ». A cet égard la même loi précise à l’article 2 que les situations suivantes constituent faute lourde :

-    avoir commis une violation grave, déterminée par une négligence inexcusable, des dispositions de loi;

-    avoir retenu, par négligence inexcusable, comme existant un fait dont l’existence est incontestablement exclue par les actes de la procédure ;

-    avoir par contre nié, par négligence inexcusable, l’existence d’un fait qui est incontestablement prouvé par les actes du dossier ;

-    avoir rendu une mesure concernant la liberté des personnes en dehors des cas prévus par la loi ou bien sans la motiver.

Aux termes de l’article 3 constituent déni de justice tout refus, toute omission ou tout retard d’un magistrat dans l’accomplissement des actes de sa charge, lorsque le délai prévu par la loi est échu et que la partie concernée a présenté une instance visant à obtenir la décision, si le magistrat ne rend pas celle-ci (sans un motif justifié) dans un délai de trente jours à compter de la date du dépôt de l’instance auprès du bureau de greffe

La loi stipule encore, en tout état de cause, que l’activité d’interprétation des normes de droit et l’activité d’éva­luation du fait et des preuves ne peuvent donner lieu à responsabilité (article 2, alinéa 2) : de ce point de vue, la défense des parties est de toute évidence endo‑processuelle, du moment qu’elle ne pourra que former un recours contre la mesure juridictionnelle considérée comme viciée. Cependant, sans préjudice du caractère inattaquable de l’activité juri­dictionnelle de fond, la responsabilité disciplinaire du magistrat pourrait être établie, selon la jurisprudence constante de la Chambre disciplinaire du C.S.M., en cas de violation anormale ou macroscopique de la loi, ou bien en cas d’utilisation erronée de la fonction judiciaire.

 

 

 

b. propos défamants émis au cours de l’audience ;

 

 

Les propos défamants émis au cours de l’audience peuvent constituer, le cas échéant, un délit. Le juge ne peut pas être considéré comme étant immune de toute responsabilité pénale, devant sous ce point de vue être traité comme tout autre citoyen. Bien entendu il faudra aussi tenir compte de ce qui est l’objet du procès : ainsi, le langage auquel il faudra faire recours dans un procès pour proxénétisme ou pédophilie n’est forcement pas le même dont on se sert au cours d’un procès pour inexécution d’un contrat de vente immobilière ! Il faudra encore dire qu’en cas de délit commis par un magistrat au cours d’une activité se rattachant à sa charge la partie concernée pourra se pourvoir directement contre celui-ci ou bien contre l’Etat (cf. l’article 13 de la loi n. 89 du 24 mars 2001).

Bien entendu les comportements portant atteinte à la dignité du pouvoir judiciaire peuvent aussi relever du point de vue disciplinaire et de l’éthique professionnelle. On pourra mentionner à ce dernier égard l’article 12, dernier alinéa, du Code éthique des magistrats italiens (approuvé par le Comité Directeur Central de l’Association des Magistrats Italiens le 7 mai 1994) aux termes duquel « Dans la motivation de ses décisions et dans la conduite des audiences, il évite de se prononcer sur des faits ou des personnes étrangères à la cause, d’émettre des jugements de valeur sur la capacité professionnelle des autres magistrats ou des avocats ou, quand ce n’est pas indispensable au sort de la décision, sur des sujets évoqués dans la procédure ».

 

 

 

c. délais (excessifs) ;

 

 

Suite à l’énorme nombre de procédures entamées à l’encontre de l’Etat italien devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour violation de l’article 6 de la Convention Européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales l’Italie s’est dotée d’un système « interne » pour la réparation du préjudice causé par le non-respect du principe du délai raisonnable. La loi n. 89 du 24 mars 2001 a donc prévu que toute partie ayant subi un préjudice patrimonial ou on patrimonial par la violation dudit article 6 peut demander une indemnisation équitable. La requête – qui est proposée contre l’Etat (en particulier, pour ce qui est des procédures devant l’autorité judiciaire ordinaire, contre le Ministre de la justice) – doit être déposée auprès de la Cour d’appel compétente à juger selon le système de transfert automatique de compétence prévu pour les délits commis contre ou par les magistrats (donc il s’agit d’une autre Cour par rapport à celle compétente à juger sur les affaires dans lesquelles le délai raisonnable n’a pas été respecté). Après son dépôt la requête doit être signifiée au Ministère compétant, qui peut se défendre. La Cour décide en chambre du conseil ; contre sa décision les parties peuvent se pourvoir en Cassation.

Aux termes de l’article 5 de ladite loi le décret par lequel la Cour accorde l’indemnisation est communiqué au Procureur Général de la Cour des comptes, afin qu’il entame éventuellement une procédure de responsabilité comptable à l’encontre des magistrats concernés, ainsi qu’au Ministre de la justice et au Procureur Général de la Cour de cassation pour un éventuel déclenchement de l’action disciplinaire. On a ainsi finalement trouvé le moyen pour « far payer » aux magistrats les mal-fonctionnements de la justice qui, en réalité, dépendent presque exclusivement d’un système de règles de procédure excessivement baroque et inutilement complexe, ainsi que du fait que le nombre des avocats (à présent presque 150.000 !) a amplement dépassé les limites de ce qui est tolérable dans un pays qui se voudrait civilisé. La seule défense que les magistrats italiens ont su adopter jusqu’à maintenant contre cette nouvelle et honteuse attaque à leur indépendance est constitué par une extension du système d’assurance dont on fera état infra (cf. la réponse à la question n. 2) ([4]).




 

d. fonctionnement défectueux des services judiciaires ;
e. autres comportements dans l’exercice de sa fonction?

 

 

        Aux termes de l’article 110 de la Constitution italienne l’organisation et à la direction des services relatifs à la justice relève de la compétence exclusive du Ministre de la Justice. Cela signifie qu’aucune responsabilité de ce genre ne peut incomber aux magistrats.

        Il faut encore mentionner l’hypothèse prévue par les articles 314 et 315 du Code de Procédure Pénale se référant à l’indemnisation pour injuste détention. Toute personne ayant été acquittée par arrêt définitif a le droit d’obtenir une indemnisation équitable pour la détention éventuellement subie au cours de la procédure. La requête doit être présentée à la Cour d’appel dans un délai de forclusion de dix-huit mois à partir du moment où la décision d’acquittement est devenue irrévocable.

 

 

 

2. Dans ces cas s’agit-il d’une responsabilité personnelle ou d’une responsabilité de l’Etat ? Si le juge est tenu responsable personnellement, est-ce que l’Etat lui rembourse ce qu’il a du payer  (ou vice versa) ?

 

 

La responsabilité pour l’indemnisation des préjudices incombe à l’Etat, à l’encontre duquel la victime peut agir (article 4 de la loi n. 117 du 13 avril 1988), mais au cas où la responsabilité de l’Etat serait établie, celui-ci peut se retourner, à certaines conditions, contre le magistrat par le biais d’une action récursoire (article 7) .

L’action en responsabilité et le procès correspondant sont soumis à des règles particulières : parmi celles les plus significatives, il y a lieu de signaler que l’exercice de l’action est subordonné à l’épuisement de tous les recours ordinaires et des autres moyens en vue de la modification ou de la révocation de la mesure considérée comme étant la cause du préjudice injuste ; cela signifie, concrètement, que la procédure au cours de laquelle le préjudice a été causé doit être terminée. La loi prévoit aussi un délai de forclusion (qui est normalement de deux ans à partir de la date où l’action aurait pu être entamée) pour l’exercice de l’action en responsabilité (article 4).

Du point de vue de la procédure, celle-ci se déroule en premier degré devant le Tribunal, où la partie concernée doit entamer son action contre l’Etat. Afin de garantir la transparence et l’impartialité du jugement, le systè­me prévoit le transfert de la compétence à connaître des causes en question (articles 4 et 8), afin d’éviter que puisse être appelé à statuer un juge appar­tenant à la même juridiction du magistrat dont l’activité est présumée être la cause d’un préjudice injuste. Les critères de détermination du juge compétent ont été modifiés par la loi n. 420 du 2 décembre 1998, afin d’éviter tout risque de préjudice dans le règlement des causes en question.

Le Tribunal saisi juge sur cette matière toujours en formation collégiale (trois magistrats : cf. l’article 50-bis du Code de Procédure Civile) ; il doit préalablement examiner, par le biais d’une procédure en chambre du conseil, la recevabilité de l’action, afin de contrôler que les conditions requises soient réunies, que les délais de forclusion aient été respectés et, finalement, que l’action ne soit pas « manifestement malfondée » (article 5). Contre la décision d’inadmissibilité la partie peut se pourvoir en Appel et puis en Cassation (article 5). Si l’action est jugée admissible la procédure pourra donc se dérouler sur le fond : dans ce cas le Tribunal doit informer les sujets titulaires de l’action disciplinaire (Ministre de la justice et Procureur Général auprès de la Cour de Cassation), auxquels il devra transmettre copie du dossier. Les magistrats concernés peuvent intervenir dans le procès contre l’Etat (article 6).

L’action récursoire (article 7) peut être entamée par l’Etat dans le délai d’un an à partir de la date où l’indemnisation a été payée suite à une sentence émise dans la procédure qu’on vient de décrire, ou bien suite à une transaction conclue après la déclaration d’admissibilité de l’action. La somme au paiement de laquelle le magistrat peut être condamné ne doit pas excéder (sauf qu’en cas de dol) la troisième partie du salaire annuel perçu par le magistrat au moment où il a commis le fait ayant causé le préjudice à la partie concernée.

La partie qui a subi un préjudice à cause d’un délit commis par un magistrat dans l’exercice de ses fonctions peut demander la réparation de ce préjudice non seulement contre l’Etat, mais aussi directement contre le magistrat (article 13).

 

 

 

3. Si dans votre système il y a responsabilité personnelle, est-ce qu’une assurance contre ce risque est habituelle, obligatoire ou pourvue par le gouvernement ?

 

 

L’Association Nationale des Magistrats Italiens a contracté avec quelques-unes des plus importantes sociétés d’assurance italiennes les conditions générales d’un contrat d’assurance standard que chaque magistrat peut stipuler. Le prix annuel de cette assurance est à présent de € 120 (env. 100 US $) par an pour chaque magistrat. Il faudra pourtant rappeler qu’aux termes de l’article 5 de ladite loi n. 117 du 13 avril 1988 toute décision déclarant l’admissibilité de l’action envers l’Etat (même avant que l’existence d’une situation de responsabilité civile d’un magistrat ne soit concrètement vérifiée) entraîne automatiquement la transmission des actes du dossier au Ministre de la justice et au Procureur Général pour un éventuel déclenchement d’une poursuite disciplinaire à l’encontre du magistrat concerné. Bien évidemment contre cette forme de responsabilité aucune assurance n’est imaginable.

 

 

 

4. Est-ce que les règles sur la responsabilité civile des juges mettent en cause leur indépendance? Est-ce que ces règles sont d’ailleurs satisfaisantes ?

 

 

Le système qu’on vient de décrire se base sur la fausse idée selon laquelle la responsabilité du juge serait lato sensu rapprochable de celle des sujets exerçant une profession libérale. En réalité il n’y a rien de plus faux, du moment qu’un professionnel n’exerce pas un pouvoir (irrenonçable !) de l’Etat vis-à-vis des citoyens, qui doivent être mis et traités sur un pied d’égalité, mais est lié à un sujet par le biais d’un contrat de droit privé. Il s’ensuit qu’aucun problème d’indépendance ne se pose pour un professionnel, ni existent pour lui (comme il est le cas pour les juges) des règles donnant aux parties d’amples possibilités de recours à l’encontre des décisions (appel, pourvoi en Cassation, etc.) ([5]). Le Législateur italien semble avoir oublié que trancher une affaire civile ou pénale n’a rien à avoir avec la rédaction d’un projet pour un pont, la préparation d’une expertise sur une affaire économique, ou la création d’un modèle de voiture ! ([6]).

Tout le monde connaît très bien l’impossibilité de définir ce qu’est une « erreur » dans l’activité judiciaire. D’ailleurs, dans un système comme le système italien où « Les magistrats ne se distinguent entre eux que par la diversité de leurs fonctions » on peut vraiment dire qu’une décision rendue en première instance a la même dignité qu’un arrêt de la Cour d’appel ou de la Cour Suprême : quelle sera donc la thèse « exacte » ? J’aime répéter qu’il n’y a pas de juges qui se trompent, mais il y a seulement des juges qui peuvent avoir une opinion différente. Il s’agit bien sûr d’un paradoxe, mais à mon avis est le concept même d’erreur judiciaire qui ne se prête pas à être défini.

En plus de cela la responsabilité civile pour faute met, à mon avis, lourdement en cause l’indépendance du pouvoir judiciaire. Elle est d’ailleurs manifestement contraire à l’article n. 16 des Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, adoptés par le septième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à Milan du 26 août au 6 septembre 1985 et confirmés par l’Assemblée générale dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985, qu’on a déjà cité. 

La Cour constitutionnelle italienne s’est penchée sur la question dans un arrêt de 1989 ([7]), mais elle a décidé que la loi italienne n’entraînait aucune violation de la Constitution de mon pays, en jugeant satisfaisantes les limitations introduites par rapport au « dol » et à la « faute grave », ainsi que la règle selon laquelle l’activité d’interprétation des normes de droit et l’activité d’évaluation du fait et des preuves ne peuvent donner lieu à responsabilité. Pour parvenir à ce résultat la Cour a retenu qu’aux magistrats sont applicables les mêmes principes stipulés par l’article 28 de la Constitution italienne, aux termes duquel « Les fonctionnaires et les employés de l’Etat et des personnes morales de droit public sont directement responsables, suivant les lois pénales, civiles et administratives, des actes accomplis en violation des droits. Dans ces cas, la responsabilité civile s’étend à l’Etat et aux personnes morales de droit public concernées ». Voilà donc un bel exemple d’ignorance de la théorie de Montesquieu !

Ce qui est très intéressant à remarquer dans cette malheureuse décision c’est que la Cour constitutionnelle a dû aussi traiter la question de la violation des principes des Nations Unies. A ce propos les juges se sont débarrassés hâtivement du problème, tout simplement en remarquant que si c’est vrai que notre Constitution stipule que « Le système juridique italien se conforme aux règles du droit international généralement reconnues » (article 10), ce même texte ne renvoie qu’aux documents ayant caractère contraignant. Les principes évoqués ne constitueraient, par contre, que des « déclarations de principes » n’ayant pas caractère contraignant ; par conséquent, celles-ci « ne constituent pas des sources de droit, bien qu’elles puissent exercer influence sur la formation des coutumes et des conventions conformes à leur contenu ». De toute façon, selon notre Cour constitutionnelle, la loi italienne sur la responsabilité civile des magistrats ne constituerait pas une entorse au principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire visé par les principes énoncés par les Nations Unies. Le fait même que la Cour a traité de façon si « gênée » et, en même temps, hâtive le problème, prouve qu’elle était bien consciente de l’atteinte que notre loi porte aux principes cités.

 

 

 

5. Y-a-t-il des projets de réforme ?

 

 

Depuis quelques années plusieurs projets de réforme ont été présentés au Parlement italien. Il s’agit, dans la majeure partie des cas, de projets visant à rendre encore plus stricte le régime de responsabilité des magistrats, afin d’obtenir par cette voie une « normalisation » de l’activité judiciaire, soumise aux désirs et aux volontés du pouvoir exécutif et, plus en général, de la (toujours plus puissante) catégorie des avocats. A titre d’exemple on pourra mentionner le projet de loi n. 2869 (Camera), présenté en date du 11 décembre 1996 sous la XIIIe législature ([8]). 

Ce projet prévoyait, entre autres, une responsabilité pour faute (même légère), ainsi que pour le non-respect d’une disposition de loi ([9]) « même s’il a été causé par simple oubli » ! De surcroît cette même proposition visait de façon manifeste à éliminer toute indépendance des magistrats en stipulant que même un jugement déterminé par une interprétation de la loi « strictement personnelle » ou bien « manifestement difforme par rapport à la jurisprudence consolidée » aurait pu entraîner la responsabilité civile du magistrat ! Ce projet de loi n’a pas été présenté (jusqu’à maintenant) au cours de cette législature ([10]) ; il constitue pourtant le sommet de l’iceberg d’une attitude de plus en plus répandue dans mon pays, hostile à l’idée même que la magistrature puisse être indépendante des autres pouvoirs de l’Etat.

 

 

II

 

 

6. Quel(s) point(s) désirez-vous discuter à fond ?

 

 

Le point à mon avis le plus sensible est le n. 4, concernant les rapports entre responsabilité civile des juges et indépendance du pouvoir judiciaire. En particulier il faut songer en tout cas à faire en sorte que le système de responsabilité civile (mais le problème se pose de la même façon pour la responsabilité disciplinaire) ne devienne pas un instrument de possible « chantage » (comme beaucoup de monde le voudrait dans mon pays !) dans les mains des avocats, ainsi que de toutes les personnes et des centres de pouvoir intéressés à ce que la justice ne fonctionne pas (ou, en tout cas, qu’elle ne fonctionne pas contre eux).

 

 

III

(pour préparer les conclusions)

 

 

7. Quelles modifications proposeriez-vous au législateur dans ce domaine ?

 

 

        Sans aucun doute je proposerais l’abolition de la responsabilité pour faute, pour les raisons que j’ai illustrées supra, dans le cadre de la réponse à la question n. 4.

 

 

IV

(année prochaine)

 

 

8. Quel sujet proposez-vous pour l’année prochaine ?

 

 

·     Accords prématrimoniaux en vue de la séparation de corps ou du divorce (Premarital Agreements in Contemplation of Separation or Divorce), ou

·     Les contrats de concubinage (Cohabitation agreements), ou

·     Les nouvelles familles (The New Families), ou

·     Les régimes matrimoniaux (Matrimonial Property Law).

 

 

 

9. Qu’est-ce que vous pensez de l’expériment d’ajouter un (quelques) cas à un questionnaire bref ? Préférez-vous retourner à la pratique précédente d’un long questionnaire et écarter les cas ? Est-ce que vous avez d’autres suggestions pour les années à venir ?

 

 

Personnellement je préférerais revenir à la pratique précédente d’un questionnaire détaillé ; j’abolirais les cas, ou bien j’aimerais les réduire à un seulement, qui pourrait être mieux approfondi lors de la réunion de la commission.

 

Turin, le 7 juin 2002.

Giacomo Oberto

Secrétaire Général Adjoint

de l’Union Internationale des Magistrats


ETUDE DE CAS

 

 

CASE A

 

A motorist, AB, is charged with a criminal offence under the Road Traffic Legislation, for which the maximum penalty is a monetary fine of a particular amount. He disputes the allegation that he has committed the offence and engages PQ as his lawyer to defend him.

PQ regularly appears to argue cases before the Court in question. His relationship with one of the judges - JJ - is not a good one. JJ regards PQ as an incompetent lawyer and in the past has publicly criticised PQ in very strong terms. On occasions his criticism has involved personal insults directed towards PQ.

At the hearing of the case against AB, a heated argument develops between the Judge JJ and the lawyer PQ during which the Judge suddenly announces that because of both the lawyer’s behaviour in Court and what the Judge regards as AB’s untruthfulness, the hearing cannot continue and must be adjourned. The Judge then orders that until the next adjourned hearing, AB must be detained in custody. AB is accordingly removed to prison.

The Judge believed that he had power to order the detention in custody of AB. He was wrong. Having been committed to prison AB appealed to a higher Court, which declared that the Judge had no such power and even if he had such a power, the actions of JJ would have been an improper use of that power. AB was released from prison, but only after having been imprisoned for some five days, pending the time involved in making the appeal.

 

 

Ce cas de figure est pris en considération par l’article 2 de la loi n. 117 du 13 avril 1988, stipulant qu’avoir rendu une mesure concernant la liberté des personnes en dehors des cas prévus par la loi (ou bien sans la motiver) constitue une hypothèse typique de faute lourde (cf. supra, la réponse à la question n. 1.a.).

 

 

 

CASE B

 

A Judge is required to decide a dispute between a consumer, backed by a consumer’s association and a large commercial undertaking.

In the course of giving judgment in favour of the consumer, the Judge makes a number of very highly critical and colourfully expressed comments on some of the business practices of the commercial undertaking, including the assertion that he regards its board of directors as being dishonest and corrupt. None of these remarks are relevant to the questions which he has to decide. Those comments are widely publicised in the press, radio and television and result in substantial commercial losses to the defending undertaking. At a subsequent appeal, by the undertaking, it is held that the comments where not only unnecessary for the purposes of the judgment given by the Judge, but were also made without evidential or factual basis and reflected a personal and biased view.

 

 

Je répète ici les considérations illustrées supra, dans la réponse à la question 1.b. Les propos défamants émis au cours de l’audience peuvent constituer, le cas échéant, un délit. Le juge ne peut pas être considéré comme étant immune de toute responsabilité pénale, devant sous ce point de vue être traité comme tout autre citoyen. Il faudra encore dire qu’en cas de délit commis par un magistrat au cours d’une activité se rattachant à sa charge la partie concernée pourra se pourvoir directement contre celui-ci ou bien contre l’Etat (cf. l’article 13 de la loi n. 89 du 24 mars 2001).

Bien entendu les comportements portant atteinte à la dignité du pouvoir judiciaire peuvent aussi relever du point de vue disciplinaire et de l’éthique professionnelle. On pourra mentionner à ce dernier égard l’article 12, dernier alinéa, du Code éthique des magistrats italiens (approuvé par le Comité Directeur Central de l’Association des Magistrats Italiens le 7 mai 1994) aux termes duquel « Dans la motivation de ses décisions et dans la conduite des audiences, il évite de se prononcer sur des faits ou des personnes étrangères à la cause, d’émettre des jugements de valeur sur la capacité professionnelle des autres magistrats ou des avocats ou, quand ce n’est pas indispensable au sort de la décision, sur des sujets évoqués dans la procédure ».


 

 

CASE C

 

A civil action is set down for a hearing on a specified date. In the expectation that the case will be heard on that date both parties to the action instruct their lawyers to be present and cite witnesses.

When the date set down arrives it is clear that far more cases have been put out for hearing than can be dealt with by the judges available. The parties, their lawyers, and the witnesses are sent away and told to come back another day, as are many others.

Part of the reason why there were not enough judges was that one judge had suddenly been taken ill. But the principal reason was that, relying on a new computer system, a major administrative error had been made and even had the judges all been in good health, some cases could not have been heard.

 

 

        Il s’agit ici d’un cas concernant un problème de retard injustifié. Il me parait d’abord assez difficile que la partie puisse prouver d’avoir subi un préjudice suite au retard. Bien entendu s’il s’agit de la partie qui a perdu, on ne saurait pas voir pour quelle raison elle pourrait se plaindre. S’il s’agit par contre de la qui a eu gain de cause, elle a reçu normalement un arrêt lui attribuant, en plus de ce qu’elle avait originairement demandé, les intérêts sur la somme due, ainsi que les dommages-intérêts déterminés par le retard, à partir au moins de la date où la procédure a été entamée ; il en est de même pour ce qui est des frais du procès. Il faudrait d’ailleurs voir si par hasard les avocats de la partie gagnante auraient pu éviter le préjudice dérivant du retard dans le paiement en présentant une requête pour un jugement en référé. Bien sûr, si l’article 6 de la Convention Européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a été violé, la partie intéressée pourra se plaindre suivant le système illustré supra, dans la réponse à la question n. 1.c.

 

 

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([1]) Le point n. 1.3. de la même charte stipule que « Pour toute décision affectant la sélection, le recrutement, la nomination, le déroulement de la carrière ou la cessation de fonctions d’un juge ou d’une juge, le statut prévoit l’intervention d’une instance indépendante du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif au sein de laquelle siègent au moins pour moitié des juges élus par leurs pairs suivant des modalités garantissant la représentation la plus large de ceux-ci ».

([2]) Cf. Cicala, La responsabilità civile del magistrato, Milano, 1989 ; Armone, La responsabilità civile del magistrato, in La responsabilità civile – Il diritto privato nella giurisprudenza, a cura di P. Cendon, Torino, 1998, p. 143 et s. ; pour un recueil de jurisprudence sur le sujet de la responsabilité civile des magistrats en Italie cf. Cicala, Rassegna di giurisprudenza sulla responsabilità civile dei magistrati, disponible à la page web suivante :

http://www.associazionemagistrati.it/deontologia/cicala/respciv.htm

([3]) La loi concerne les magistrats ; elle ne fait donc aucune distinction entre juges et procureurs, qui appartiennent en Italie au même ordre loi (sur ce thème cf. Oberto, Recrutement et formation des magistrats : le système italien dans le cadre des principes internationaux sur le statut des magistrats et l’independance du pouvoir judiciaire, disponible à la page web suivante : https://www.giacomooberto.com/csm/rapport.htm).

([4]) Comme on le verra plus tard, le contrat d’assurance ne peut bien évidemment pas assurer contre la procédure disciplinaire, ce qui représente aujourd’hui le véritable « épouvantail » des magistrats italiens, ainsi que le véritable instrument de pression et de chantage des avocats et de tous les ennemis de l’indépendance du pouvoir judiciaire en Italie.

([5]) Sur ce thème cf. Trimarchi, La responsabilità del giudice, in Quadrimestre, 1985, p. 366 et s.

([6]) Cf. sur ce point l’avis rendu par le C.S.M. italien sur le projet de loi sur la responsabilité civile des magistrats, in Foro italiano, 1987, I, c. 646.

([7]) Cf. l’arrêt n. 18 du 18 janvier 1989, in Foro italiano, 1989, I, c. 305, note Scotti.

([8]) Le texte est disponible à la page web suivante : http://www.camera.it/_dati/leg13/lavori/stampati/sk3000/articola/2869.htm

([9]) On pourra remarquer à ce propos qu’en Italie sont actuellement en vigueur – paraît-il – plus que 50.000 dispositions de loi (sur le thème de l’inflation législative cf. Oberto, Le rôle de l’informatique dans le processus d’élaboration des lois, disponible à la page web suivante : http://www.idg.fi.cnr.it/pubblicazioni/rivista-IeD/mosca.htm).

([10]) Les projets de loi présentés au cour de cette législature ne touchent que des aspects tout à fait marginaux du système actuel : cf. le projet n. 2184 (Camera) présenté le 16 janvier 2002, disponible à la page web suivante :

http://www.camera.it/_dati/leg14/lavori/stampati/sk2500/articola/2184.htm

et le projet n. 360 (Senato) présenté le 28 juin 2001, disponible à la page web suivante

http://www.senato.it/bgt/ShowDoc.asp?leg=14&id=00008060&tipodoc=Ddlpres&modo=PRODUZIONE

 

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