Juge au Tribunal de Turin
Secrétaire Général Adjoint de l’Union
Internationale des Magistrats
LES ENJEUX DE
ORGANISATION
INSTITUTIONNELLE DE
Quand une société ne peut
pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner.
[Charles Péguy, Pour la rentrée (11 octobre 1904)]
Sommaire : 1. La formation comme
instrument de l’indépendance des magistrats. L’internationalisation des
principes concernant la formation des magistrats. - 2. Qui
doit être responsable de la formation. Formation des magistrats, indépendance
du pouvoir judiciaire et liberté d’enseignement. - 3.
Centres de formation, Ministère de la justice et C.S.M. dans le cadre italien.
- 4. Le C.S.M. italien et la formation des magistrats.
L’état actuel de la question. - 5. Les perspectives de
reforme. Eléments d’un rapport de coexistence possible (et paisible) entre le
C.S.M. et le centre de formation des magistrats. - 6. En
guise de conclusion.
1. La formation comme instrument de l’indépendance des magistrats.
L’internationalisation des principes concernant la formation des magistrats.
Le thème de l’organisation structurelle de
l’activité de formation des magistrats peut être traité sous deux points de vue
différents : le premier consiste à exposer les principes de base qui devraient
fonder un système moderne, correct et efficace d’aménagement de la formation ;
le deuxième consiste à présenter une analyse de l’état actuel de l’organisation
de la formation. Le premier aspect est, bien entendu, le plus intéressant,
surtout pour ceux qui, accablés des soucis d’une situation matérielle
difficile, aiment se réfugier de temps
en temps dans les sphères des grands principes pour y trouver, dans les classifications
et dans les catégories juridiques, l’ordre et l’harmonie qui ne paraissent pas
exister sur cette planète.
En commençant donc par le premier point (exposé
des principes de base en matière d’organisation de l’activité de formation), je
tiens tout d’abord à souligner que la formation de la magistrature est
étroitement liée à son indépendance et à son efficacité. La compétence est une
condition sine qua non si l’on veut
que le juge puisse accomplir la tâche que la société civile lui confère. “D’un
magistrat ignorant - disait
Plusieurs systèmes juridiques ont pris conscience
de cela et même les organismes internationaux, au cours de ces dernières
années, se sont de plus en plus penchés sur cette matière. Ainsi, l’article 10
des Principes Fondamentaux relatifs à
l’Indépendance de
Si l’on passe du domaine du recrutement à celui de
la formation - soit initiale, soit continue - on peut bien constater que les
textes supranationaux s’intéressent toujours davantage à cette réalité, qui
commence à être perçue comme l’objet, au même temps, d’un droit et d’un devoir
de chaque magistrat.
Ainsi,
Dans l’exposé
des motifs accompagnant ce texte le Conseil de l’Europe affirme, entre
autres, que “La formation des juristes est un aspect important afin d’assurer
que les personnes les plus aptes soient nommées juges. Les juges professionnels
doivent justifier d’une formation juridique appropriée. En outre, la formation
contribue à l’indépendance du pouvoir judiciaire. En effet, si les juges
possèdent les connaissances théoriques et pratiques suffisantes ainsi que des
compétences, ils pourront agir de manière plus indépendante face à
l’administration et, s’ils le souhaitent, changer de profession sans
nécessairement poursuivre leur carrière” (cf. Exposé des motifs de
C’est encore le Conseil de l’Europe qui s’est fait
promoteur d’une réunion multilatérale des responsables de la formation des
différents pays membres, aussi bien que des pays de l’Europe Centrale et
Orientale, qui s’est tenue à Lisbonne les 27-28 avril
Les voeux du Conseil de l’Europe sont déjà une
réalité en France, au moins en ce qui concerne l’existence d’un véritable droit
à la formation, qui a été créé par la loi n° 92-189 du 25 février 1992. Ce
texte, modifiant l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 (portant loi
organique relative au statut de la magistrature), reconnaît expressément aux
magistrats “le droit à la formation continue”. En Italie, par contre, le “code
éthique des magistrats” approuvé le 7 mai 1994 par l’Association Nationale des
Magistrats établit à l’article 3 que “le magistrat remplit ses devoirs avec
diligence et activité. Il garde et accroît son expérience professionnelle en
s’engageant à mettre à jour et à
approfondir ses connaissances dans les secteurs dans lesquels il exerce
son activité”. Cette disposition fait partie d’un corps normatif n’ayant aucune
valeur de loi ; elle engage néanmoins chaque magistrat sur le plan de l’éthique
professionnelle à s’interroger constamment sur le niveau de son propre professionnalisme.
2. Qui doit être responsable de la formation. Formation des magistrats,
indépendance du pouvoir judiciaire et liberté d’enseignement.
On pourrait ainsi
résumer les résultats de l’analyse des textes précités :
1. la formation est
aujourd’hui de plus en plus perçue comme l’objet d’un droit vis-à-vis de l’Etat
;
2. cependant elle forme aussi l’objet d’un
devoir de chaque magistrat ;
3. elle est
étroitement liée à l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Ces trois principes
peuvent nous aider à répondre à la question : qui doit être responsable de la
formation ? Mais pour aborder ce sujet il faut encore considérer un autre
point.
Qu’est-ce qu’est la
formation et, notamment, qu’est-ce qu’est la formation des magistrats ? Dans
son rapport au Parlement italien sur l’état de la justice pour l’année 1994 le Conseil Supérieur de
Alors, la formation
est avant tout enseignement. Mais elle est aussi bien plus que cela,
puisqu’elle ne se borne pas à une communication de connaissances théoriques (le
savoir), mais elle tend aussi à
partager un ensemble d’informations opérationnelles (savoir agir) et à présenter des modèles de comportement (savoir être).
Si tout cela est
vrai, alors on ne voit pas pourquoi la formation des magistrats devrait être
exempte du respect de la liberté d’enseignement, principe qui est d’ailleurs
bien connu par
Indépendance du
pouvoir judiciaire et liberté d’enseignement : voilà les deux piliers de la
formation des magistrats. Si on accepte ces deux postulats la réponse à
l’interrogatif concernant qui est le responsable de la formation ne peut être
que la suivante : l’organisme ayant la tâche de former les magistrats doit être
non seulement indépendant des autres pouvoirs de l’Etat, mais aussi doté d’un
remarquable degré d’autonomie à l’égard de l’institution responsable de
l’administration du pouvoir judiciaire, cela bien entendu dans les systèmes où
cet organe existe, et notamment en Italie.
3. Centres de
formation, Ministère de la justice et C.S.M. dans le cadre italien.
Pourquoi faut-il
réclamer pour les centres de formation des magistrats une liberté d’action par
rapport non seulement au Ministère de
D’ailleurs, il
pourra être intéressant de remarquer qu’une référence au principe de la liberté
d’enseignement est aussi contenue dans l’exposé des motifs du projet de loi n°
2018 qui porte le titre “Institution d’un Centre supérieur d’études juridiques
pour la formation des magistrats, ou ‘Ecole de la magistrature’”, présenté au
Parlement italien en 1995. D’une manière incidente nous pouvons noter que ce
projet a de forte probabilité de devenir loi pendant la législature actuelle,
du moment qu’il porte le nom d’un député (Luciano Violante) qui est aujourd’hui
le Président de
On pourra donc
s’inspirer de ce projet de loi pour essayer de comprendre quelles peuvent être,
dans le cadre institutionnel italien, les relations d’un centre autonome de formation
des magistrats avec le Garde des Sceaux, d’un côté, et le C.S.M., de l’autre.
La réponse est assez
facile en ce qui concerne le premier de ce deux sujets. L’article 110 de
La question des
rapports avec le C.S.M. paraît par contre plus délicate. Cet organisme - comme
je vais le dire tout à l’heure - est aujourd’hui le seul centre de formation
initiale et continue pour les magistrats italiens. On a essayé de contester
cette compétence en remarquant que l’article 105 de notre Constitution ne
prévoit pas la formation parmi les tâches qui lui sont attribuées. Par contre,
en l’état de la législation nombreuses dispositions nous permettent de conclure
qu’aujourd’hui c’est le C.S.M. et non pas le Ministre qui est compétent. Ainsi,
par exemple, la loi attribue expressément au Conseil Supérieur la compétence en
matière de formation des auditeurs (cf. le decreto
del Presidente della Repubblica n° 116 du 11 janvier 1988), aussi bien que
des juges des mineurs (cf. le decreto
legislativo n° 272 du 28 juillet 1989) et des juges de paix (cf. l’article
16 du decreto legge n° 571 du 7
octobre 1994, converti en loi n° 673 du 6 décembre 1994).
Dans notre système
actuel il est inévitable que le Législateur confie ces tâches au C.S.M., mais
il est aussi évident que ces compétences auraient été attribuées à une Ecole de
la magistrature, s’il en existait une.
4. Le C.S.M. italien et
la formation des magistrats. L’état actuel de la question.
Si après cette
analyse des principes généraux on remet les pieds sur terre, on constate que la
réalité de mon Pays est encore assez loin des buts qui viennent d’être
illustrés et des modèles suivis par la majeure partie des systèmes européens.
Peut-être un écho
des vicissitudes de la formation des magistrats en Italie a déjà franchi les
Alpes ; ici on ne pourra que rappeler brièvement que cette histoire a connu au cours de ces derniers vingt-trois
ans trois différentes périodes. Une première période (1973-1993) a été
caractérisée par une activité de formation qu’on pourrait définir épisodique,
développée directement par le Conseil Supérieur de
La deuxième période
est celle qui a débuté en 1994 avec la mise en œuvre de
Je rappellerai
seulement que cette convention prévoyait un modèle réduit d’école, chargé de la
seule formation continue des magistrats, puisque à l’époque il y avait dans le
C.S.M. des fortes résistances à la création d’un centre chargé aussi de la
formation initiale. La structure envisagée par la convention de 1993 n’était
pas du tout indépendante du C.S.M., se présentant plutôt comme une articulation
de celui-ci. A la tête de la structure il y avait un comité scientifique
présidé par un directeur et composé par trois membres du C.S.M., trois
représentants du Ministre, trois magistrats choisis par le Conseil pour
travailler à plein temps dans la structure et temporairement détachés et enfin
cinq magistrats choisis par le Conseil pour travailler à mi-temps sans être
détachés. Toute activité de cet organisme devait être approuvée par le Conseil
après une proposition de la “Commissione
Riforma”.
Cette expérience a eu une vie courte
et troublée, avant d’être étouffée par une décision de
La troisième phase
de la formation continue est celle que nous vivons à ces jours et qui a débuté
à la fin de 1994, lorsque le C.S.M., après l’annulation de la convention de
Tout au contraire,
le processus à travers lequel se déroule aujourd’hui tout projet de formation
(le “rite romain”, comme je l’appelle) consiste dans une procédure plutôt
baroque se composant de plusieurs étapes, chacune d’entre elles peut réserver
difficultés et surprises. Ainsi, une année à l’avance, le groupe composé par
huit magistrats (qui sont surnommés “les articles
Mais tout cela n’est
que le début. En effet, chacun des programmes détaillés pour chaque activité de
formation doit aussi suivre à son tour le même déroulement de discussions et
d’étapes (sur les sujets à traiter, l’ordre avec lequel ils doivent être
abordés, la méthodologie didactique et, last
but not least, les noms des rapporteurs) par-devant chacune des quatre
instances que je viens de mentionner. De surcroît, puisque toute activité de
formation comporte des frais, la délibération adoptée par le C.S.M. doit encore
passer devant le Comité de
Il est évident que
cette façon d’opérer, imposée d’ailleurs par les lois et les règlements
concernants le Conseil, est trop loin des nécessités dont je faisais mention
tout à l’heure.
5. Les perspectives de
reforme. Eléments d’un rapport de coexistence possible (et paisible) entre le
C.S.M. et le centre de formation des magistrats.
Il est pourtant
indéniable que le C.S.M., en tant qu’institution à laquelle l’article 105 de
notre Constitution confie la tâche d’opérer le recrutement et les promotions
des magistrats, doit avoir une forme de contrôle sur l’activité de formation.
La réponse ne peut
pas être trouvée dans l’introduction - sur le modèle allemand - d’un système de
“communion des cultures juridiques” (entre magistrats, avocats, notaires,
conseils juridique), du fait de l’impossibilité matérielle de sa réalisation :
si on pense aux foules des licenciés en droit sortant chaque année des
innombrables facultés de notre pays et, parmi eux, le nombre de ceux qui
aspirent à devenir “techniciens du droit” (on parle encore d’un “effetto Di
Pietro”) on peut bien comprendre que la mise en place d’un tel système
porterait bientôt à épuiser les finances de pays bien plus riches que le mien.
C’est donc au modèle
français qu’on se réfère toujours davantage, un système qui prévoit une école
spécialement consacrée à la formation - soit initiale soit continue - des seuls
magistrats. C’est vrai que l’expérience française ne peut pas nous aider en ce
qui concerne les rapports avec le C.S.M., dont les fonctions et l’importance
sont en France assez différents par rapport à son homologue italien. Pourtant,
si on étudie l’organisation de l’Ecole Nationale de
C’est dans cette
optique que se situe le projet de loi que je viens de citer, qui attribue
C.S.M. les pouvoirs suivants :
a) donner pour
chaque année l’orientation de l’activité de l’école (article 1) ;
b) donner des
directives sur le plan didactique et scientifique (article 14) ;
c) être représenté
par trois de ses membres au sein du Conseil scientifique (qui est composé en
tout par treize membres : article 8) ;
d) nommer les trois
magistrats membres du même Conseil scientifique (article 8) ;
e) nommer le
directeur de l’Ecole (article 12) ;
f) nommer le vice
directeur, qui est aussi le directeur de la formation initiale (article 13) ;
g) nommer les cinq
magistrats (temporairement détachés) membres de chacun des deux Comités de
gestion : un pour la formation initiale et l’autre pour la formation continue
(articles 14 et 15).
L’Ecole, dans ce
projet, est un établissement public, doté de moyens financiers provenant d’une
subvention du Ministère de la justice et prévue par la loi. Elle a à sa tête un
Conseil scientifique présidé par le directeur, et composé par le vice
directeur, trois membres du C.S.M., deux magistrats du siège et un magistrats
du parquet, choisi par le C.S.M., deux professeurs d’université, deux avocats,
un représentant du Ministère de
Mais, si le modèle
est celui de l’Ecole française, qui n’a qu’un Conseil d’administration,
pourquoi donc prévoir un dédoublement entre Conseil scientifique et Comités de
gestion ? La réponse est assez simple, si on connaît la réalité italienne.
Malheureusement, chez nous, encore trop de magistrats pensent que s’engager
dans l’organisation d’initiatives de formation puisse consister - tout simplement - à “accoucher des idées” (ou à critiquer
celles des autres!) au sein d’innombrables et interminables discussions. Mais
l’organisation d’une structure moderne et en état de répondre aux attentes des
collègues impose - surtout face à la pauvreté de moyens et de personnel
qualifié ou non qualifié - que les magistrats concernés “retroussent leurs
manches” et ne dédaignent pas d’accomplir les tâches les plus humbles (chercher
numéros de téléphone et adresses, taper à l’ordinateur, courir après les
rapporteurs, envoyer des télécopies, lécher dizaines d’enveloppes et coller des
timbres!), mais sans lesquelles les initiatives de formation, même les plus
élevées, échouent misérablement.
Voilà donc la raison
de ce dédoublement : un Conseil scientifique pour satisfaire les ambitions
personnelles et deux Comités de gestion pour satisfaire les nécessités
concrètes de la formation.
Cela, bien entendu,
ne se veut pas une critique du projet, mais - toute au contraire - la simple
constatation de l’amère lucidité d’esprit qui l’a conçu.
6. En guise de
conclusion.
Quelques remarques
finales. Même dans des système appartenant, comme les nôtres, au droit
continental, le pouvoir du juge dans l’activité d’interprétation et
d’application des lois est immense. La constante présence, dans les textes les
plus parfaits sur le plan de la technique législative, de principes généraux
(bonne foi, diligence, ordre public, bonnes mœurs, etc. : cf. par exemples les
articles 1175, 1176, 1343, 1375 du code civil italien ; les articles 1133 et
1134 du code Napoléon ; les paragraphes 138 et 242 du code civil allemand)
donnent à un juge italien, français ou allemand des facultés qui, sur ce point,
ne s’éloignent pas des pouvoirs dont nos collègues anglais disposent lorsque,
pour citer un exemple, on leur demande de modifier un contrat entre époux
séparé ou divorcé compte tenu de ce qui “peut apparaître (...) juste ayant
regard à toute les circonstances” : cf. les sections
21, 24 et 35 (1) du Matrimonial Causes
Act (1973).
Le même principe
vaut pour une énorme quantité de concepts et principes juridiques “flous”,
qu’on trouve de plus en plus dans nos législations et qui nous engagent dans
une activité qui a toujours davantage à voir avec la création de ce que notre
Cour Constitutionnelle aime appeler le “droit vivant” (il diritto vivente). C’est une constatation qu’on retrouve partout.
Ainsi, par exemple, le Président de
Voilà pourquoi, si
nous voulons que ce processus créatif
reste toujours attaché aux principes et aux règles régissant nos systèmes, mais
aussi aux nécessités des citoyens, la formation des magistrats ne peut plus
être abandonnée à la seule initiative individuelle, mais elle doit être
scientifiquement organisée et confiée à une structure moderne et efficace. Une
structure qui ne soit pas seulement un organisme distributeur de séminaires,
mais qui sache exploiter au mieux le patrimoine immense de professionnalisme
des magistrats en le mettant à la disposition de tous les collègues qui en ont
besoin.
L’expérience
française nous montre (cf. Boigeol, La
création d’une école de la magistrature en France : dynamiques et résistances,
Rapport au colloque “Ordinamento giudiziario comparato con particolare
riferimento al pubblico ministero”, Consiglio
Superiore della Magistratura et Ecole Nationale de