GIACOMO OBERTO

LES ELEMENTS DE FAIT REUNIS PAR LE JUGE :
L'ADMINISTRATION JUDICIAIRE DE LA PREUVE
DANS LE PROCES CIVIL ITALIEN

" Cette vieille erreur, qu'il n'y a de parfaitement vrai que ce qui est prouvé,
et que toute vérité repose sur une preuve,
quand, au contraire, toute preuve s'appuie sur une vérité indémontrée ".

(Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819).



Sommaire :

1. Introduction - Plan.
2. Le rôle de l'avocat (l'étendue du principe dispositif dans le droit processuel italien et les effets de la récente réforme du code de procédure civile qui a introduit un système assez rigoureux de forclusions).
3. Le rôle et les pouvoirs du juge. Preuves et mesures d'instruction dans le procès civil italien.
4. La décision portant sur l'admissibilité des mesures d'instruction demandées par les parties.
5. La décision portant sur la pertinence des mesures d'instruction demandées par les parties.
6. L'exécution des mesures d'instruction.
7. En guise de conclusion.

1. Introduction - Plan.

Ne vous attendez pas de moi à un cours de procédure civile sur les preuves et les mesures d'instruction (1). Ici j'aimerais plutôt esquisser le tableau de la pratique actuelle de l'administration de la preuve dans le procès civil italien. Il s'agit pourtant d'un thème qui ne peut pas être traité abstraction faite des règles juridiques concernant cette matière, c'est-à-dire des règles contenues dans les codes civil et de procédure civile de mon pays (2). L'explication de ces principes de droit me donnera aussi l'occasion d'essayer de temps en temps une comparaison avec le système français, duquel plusieurs dispositions italiennes dérivent, bien qu'aujourd'hui l'administration judiciaire de la preuve suive, des deux côtés des Alpes, des chemins divergents, comme l'on verra à la conclusion de cette étude.
Il me semble presque inutile de rappeler au début de mon rapport que les éléments de fait réunis au cours du procès constituent la seule vérité dont on doit tenir compte au moment de trancher l'affaire, la loi interdisant au juge toute appréciation qui ne se base pas sur ce "fondement probatoire", même lorsque celui-ci est en contraste avec les convictions les plus intimes et tenaces des magistrats chargés de rendre la décision finale. Le juge se trouve souvent ici - comme on l'a exactement remarqué - dans une terre accidentée, dont le législateur n'a pas fourni les cartes, se situant sur la ligne de démarcation entre le royaume de la liberté, qui caractérise l'activité de l'historien, et celui de la nécessité pour le praticien du droit de suivre des règles strictes et formelles afin de reconstituer la vérité (3).
J'essayerai donc de présenter, pour ainsi dire, les grandes lignes de l'administration de la preuve dans le procès civil italien sous un point de vue essentiellement pratique, en les illustrant à l'appui d'exemples tirés de mon expérience professionnelle, sans pourtant oublier le contexte où se situent les différentes créations de la loi, de la jurisprudence, de la doctrine et de la pratique. Suivant la suggestion qui m'a été donnée par les organisateurs de ce colloque, j'aimerais développer sur ce sujet quelques points clés et notamment :
- le rôle de l'avocat,
- le rôle et les pouvoirs du juge,
- l'admissibilité des mesures d'instruction,
- la pertinence des mesures d'instruction,
- l'exécution des mesures d'instruction.

2. Le rôle de l'avocat (l'étendue du principe dispositif dans le droit processuel italien et les effets de la récente réforme du code de procédure civile qui a introduit un système assez rigoureux de forclusions).

"L'avocat, en matière civile - disait un célèbre juriste de mon pays, Piero Calamandrei - doit être le juge d'instruction de ses clients : plus consistant est le nombre des ordonnances de non-lieu rendues dans son cabinet, plus il est efficace" (4). Mais, une fois que la voie du procès a été empruntée, l'avocat est appelé à y jouer un rôle de protagoniste. Il s'agit d'une tâche très délicate, compte tenu du principe de l'instance qui gouverne le procès civil. Aux termes de l'art. 99 c.p.c. it. (5) celui qui veut faire valoir ses droits en justice doit en faire instance au juge compétent. Il s'agit d'une règle étroitement liée au principe d'égalité des parties et de l'impartialité du juge qui, pour rester super partes, doit se borner à rendre justice à ceux qui la lui demandent (ne procedat judex ex officio) (6).
A cette règle de base se rattache aussi le principe dispositif, qu'en Italie est entendu d'une façon bien plus étendue que de ce côté des Alpes. Tandis qu'en France le nouveau code de procédure civile a réduit ce principe à l'allégation des faits, tout en exaltant l'office du juge (qui est aujourd'hui le véritable "maître de la preuve", eu égard aux pouvoirs d'office dont il dispose en matière de mesures d'instruction (7)), en Italie celui-ci ne peut pas ordonner d'office des mesures d'instruction qui ne lui soient pas demandées par les parties (8), ni peut-il suppléer la carence de ces dernières dans l'administration de la preuve (9) : iudex iudicare debet juxta alligata et probata partium (le juge doit trancher l'affaire selon ce que les parties ont allégué et prouvé). Les parties, de leur côté, doivent non seulement alléguer, mais aussi prouver les faits propres à fonder leurs prétentions ou leurs exceptions, conformément à leur position (demandeur ou défendeur) dans l'affaire : onus probandi incumbit ei qui dicit (10).
On pourrait se demander si une telle étendue du principe dispositif est conforme à la Constitution de mon pays ; autrement dit : existe-t-il un "droit à la preuve" et quels sont ses limites dans la loi fondamentale ? On a essayé (11) de fonder ce droit sur l'art. 24 de la Constitution italienne, qui assure à toute personne le droit d'agir en justice, c'est-à-dire le droit, pour l'auteur d'une prétention, d'être entendu par un juge sur le fond de celle-ci (12). Mais on a exactement objecté à cette thèse que, si les parties d'un procès pouvaient invoquer un droit constitutionnel à la preuve de la même ampleur du droit à l'action en justice, il en dériverait l'illégitimité de toutes les dispositions du code de procédure qui confient au juge des pouvoirs discrétionnaires.
Ainsi le juge ne pourrait plus, par exemple, employer l'art. 245, al. 1er, c.p.c. it. pour réduire les listes des témoins lorsqu'elles sont surabondantes, ni pourrait-il refuser d'ordonner l'exécution d'une mesure d'instruction laissée par le code à sa discrétion (on peut penser ici à l'expertise) lorsqu'une partie en ferait demande (13). Le résultat serait donc celui d'entraver gravement le cours des procès civils (14). D'ailleurs la Cour de cassation italienne a déjà décidé qu'une objective difficulté de prouver des faits ne peut pas soulever la partie concernée de la charge de la preuve qui lui incombe (15). La conclusion est donc la suivante : il n'existe un droit à la preuve que dans le cadre des dispositions concernant les pouvoirs des parties et du juge dans l'instruction de l'affaire (16).
Le rôle de l'avocat, déjà crucial pour les raisons qu'on vient d'illustrer, est récemment devenu encore plus délicat du moment que dans ce domaine la législation italienne semble suivre une évolution tout à fait opposée par rapport à celle du nouveau code de procédure civile français. En effet le 1er mai 1995 est entrée en vigueur en Italie une importante reforme du code de procédure civile, approuvée par le Parlement en 1990 (loi n° 353 du 26 novembre 1990), qui a introduit un système assez rigoureux de forclusions, touchant aussi aux moyens d'instruction. Il faut savoir tout d'abord qu'avant cette loi (17) les parties du procès pouvaient à tout moment (et jusqu'à ce que le juge de la mise en état n'avait pas clôturé l'instruction) modifier leurs demandes, exceptions et conclusions (18), produire des pièces nouvelles, ou demander au juge d'ordonner des mesures d'instruction (par exemple : entendre des témoins sur des faits dont la partie prétendait rapporter la preuve).
Cette règle, qui est encore en vigueur pour les procès commencés avant le 1er mai 1995 (19), permettait une formation, pour ainsi dire, stratifiée du dossier, où les matériaux probatoires s'entassaient de façon désordonnée au cours de périodes d'une durée presque biblique.
Par contre, les nouveaux art. 163, 166, 167, 180, 183, 184 et 184-bis c.p.c. it. prévoient, pour les procès commencés après le 1er mai 1995, un système de forclusions assez strict en ce qui concerne les délais dans lesquels les parties peuvent et doivent alléguer des faits, avancer leurs demandes, soulever leurs exceptions, présenter des demandes reconventionnelles, modifier leurs conclusions, offrir les éléments de preuve et demander au juge de la mise en état qu'une ou plusieurs mesures d'instruction soient ordonnées (20).
En ce qui concerne en particulier l'indication des éléments de preuve cela doit se faire soit dans les actes introductifs du litige (assignation pour le demandeur et constitution d'avocat pour le défendeur), soit au cours d'une des premières audiences (normalement la deuxième), soit encore, au plus tard, dans un délai fixé par le juge au cours d'une des toutes premières audiences et déclaré par la loi comme péremptoire (cf. le nouvel art. 184 c.p.c. it.). Il ne relève pas de ma compétence d'exprimer dans ce lieu une appréciation sur le système italien des forclusions ; ici je me borne à constater que, malgré une très forte opposition par le barreau de mon pays (ce qui explique cette vacatio legis presque quinquennale), la doctrine et la jurisprudence lui ont réservé un accueil favorable (21). De surcroît, on pourrait encore ajouter que ce même principe paraît conforme aux recommandations de la législation supranationale (22).
La doctrine italienne tend aujourd'hui justement à considérer ce système de forclusions comme relevant du droit public, tandis qu'auparavant la jurisprudence de la Cour de cassation faisait dépendre des exceptions des parties concernées l'application des forclusions prévues dans l'ancien système (23). Maintenant c'est donc au juge de s'apercevoir et de relever, même d'office, que telle ou telle autre mesure d'instruction ne peut pas être ordonnée puisqu'un délai péremptoire n'a pas été respecté par la partie qui la demande, même lorsque l'autre partie n'a rien à objecter, soit par ignorance, soit par collusion (24).
Tout ce qu'on vient de dire signifie que l'avocat doit maintenant jouer un rôle bien plus important qu'auparavant, lorsqu'il avait tout le temps de rester dans son cabinet préparer la défense de son client au fur et à mesure que l'affaire se déroulait, tout en gardant soigneusement pour le dernier moment le "coup de théâtre" qui ferait pencher de son côté la balance de la justice. En plus il faut aussi tenir compte du fait que le juge est aujourd'hui obligé par la loi à ordonner la comparution personnelle des parties à la première ou (normalement) à la deuxième audience (25) : les réponses des parties (et de leurs avocats), mais aussi leurs silences ou leurs contradictions peuvent être appréciées par le juge dans le cadre de son évaluation des éléments de preuve (cf. les art. 183, al. 1er à 3,116, al. 2, et 117 c.p.c. it.).
Aux termes des nouvelles règles de procédure l'avocat ne peut donc plus envoyer à l'audience - comme il était normal auparavant - un collègue qui ne connaît rien à l'affaire ou, pis encore, une secrétaire de son cabinet, chargée d'arpenter fiévreusement les couloirs du palais de justice afin d'attraper un avocat pris au hasard et de l'investir sur-le-champ du pouvoir de représenter devant le juge le malheureux client. Tout cela pourra encore, bien évidemment, se produire, et il se produit en effet, mais de plus en plus aux frais des parties, qui très souvent perdent leur cause seulement en conséquence des fautes professionnelles de leurs avocats. J'aimerais citer ici encore une fois Piero Calamandrei : "souvent - disait-il - le client ignore qu'après avoir gagné sa cause, au lieu de courir ému embrasser son avocat, il devrait plutôt remercier l'avocat de son adversaire" (26).

3. Le rôle et les pouvoirs du juge. Preuves et mesures d'instruction dans le procès civil italien.

Le nouveau droit processuel italien entré en vigueur le 1er mai 1995 est aussi en train de changer la façon de travailler des magistrats qui s'occupent des affaires civiles. Avant cette loi, le juge de la mise en état n'était pratiquement pas toujours obligé d'étudier à fond chacun de ses dossiers jusqu'au moment où il ordonnait la clôture de l'instruction. D'ailleurs, toute idée qu'il aurait pu se faire du litige était susceptible d'être tout à coup bouleversée par des nouvelles conclusions ou des nouvelles preuves. Pour donner une idée de la situation avant la réforme du code de procédure (ce qui vaut encore aujourd'hui pour les "vieux" procès) je rappellerai ici l'appréciation exprimée en 1988 par le C.S.M. italien dans son avis sur le projet de reforme : "le juge civil est un personnage qui reste dans l'ombre pendant le déroulement du procès. Trop souvent il en est réduit au rôle de 'calendrier parlant', dont la tâche n'est que celle d'indiquer les dates des ajournements (...). La véritable présence du juge se concentre ainsi au dernier moment (du procès) : celui de la décision de l'affaire" (27).
A tout cela il faut encore ajouter que la durée proverbiale des procès italiens menait (et mène encore au présent) pas mal d'avocats à persuader leurs clients que, selon le vieux dicton, "mauvais accommodement vaut mieux que bon procès" (28). Cela signifie concrètement qu'après que le juge de la mise en état a investi beaucoup de son temps dans l'étude des questions de fait et de droit concernant une affaire, celle-ci lui est soustraite, sans que celui-ci puisse s'y opposer ; en plus, ça arrive très souvent après que des mesures d'instruction ont été ordonnées et exécutées. Si l'on ajoute que les statistiques judiciaires (sur la base desquelles les magistrats sont évalués lors de leur progression en carrière) ne tiennent aucun compte de l'activité de mise en état et d'instruction, on doit en conclure que le juge travaille assez peu volontiers sur ses dossiers avant le moment du jugement final, ayant souvent l'impression d'accomplir une tâche inutile.
Cette situation est en train de changer à la suite de la reforme de 1990 (qui n'est entrée en vigueur, on le rappelle, que pour les procédures entamées à partir du 1er mai 1995). Maintenant le juge chargé de l'instruction doit, dans la première ou la deuxième audience, entendre les parties du procès et les interroger sur les faits, en leur demandant les éclaircissements nécessaires et en essayant de les concilier. A la fin de cette audience, ou éventuellement dans l'audience suivante, il doit se prononcer sur les mesures d'instruction qui lui sont demandées par les parties (cf. art. 183 et 184 c.p.c. it.). Tout cela ne peut pas se faire si le juge n'a pas une parfaite connaissance des pièces et des questions de fait et de droit qui font l'objet du litige.
Donc, après que la tentative de conciliation a échoué, le juge de la mise en état doit d'abord évaluer les deux "projets d'instruction" de l'affaire que les parties lui soumettent et répondre aux trois questions suivantes :
a) Ces moyens de preuve sont-ils légalement admissibles ?
b) Ces moyens de preuve sont-ils pertinents ?
c) Est-il opportun d'ordonner d'office une mesure d'instruction ?
Il est évident que de la réponse à ces trois questions fondamentales dépend très souvent la décision de l'affaire. J'aimerais maintenant examiner les deux premiers de ces trois points à l'appui aussi de quelques exemples tirés de l'expérience pratique.
Tout d'abord il faudra cependant donner quelques informations sur la notion de preuve et passer en revue très rapidement les moyens de preuve prévus par le système italien.
Les preuves ont été définies par la doctrine comme les instruments par lesquels le juge forme sa propre conviction sur la vérité ou sur la non-vérité des faits allégués par les parties (29). On distingue alors entre la preuve et les moyens de preuve, ces derniers étant les mesures d'instruction par lesquelles on peut atteindre la première (autrement dit : la preuve comme le résultat final d'un processus tendant à l'établissement de la vérité) (30). On fait aussi une distinction très claire et nette entre preuves et "arguments" de preuve (31), ceux-ci n'étant que des éléments que le juge peut employer pour apprécier d'autres preuves, mais qui en soi ne seraient pas suffisants pour démontrer un fait (32). D'ailleurs aux preuves "tout court" - autrement dites : "preuves libres" - s'opposent les "preuves légales" (aveu de la partie concernée, serment), qu'à la différence des premières sont soustraites à toute appréciation par le juge au moment de la solution du litige (33).
On parle, encore, de preuves "préconstituées" (34), pour indiquer celles qui se forment en dehors du procès (35)et de preuves "à constituer", pour indiquer celles qui, par contre, se forment dans le procès (36) ; de preuves directes, pour dénoter celles qui se forment à la suite d'une ou de plusieurs mesures d'instruction (37), et de preuves indirectes, soit d'indices ou présomptions (38). Parmi les preuves "préconstituées" les plus employées on pourra rappeler ici la preuve littérale, dont la réglementation donnée par le code civil et par le code de procédure civile est assez riche en ce qui concerne la production, volontaire ou forcée, des pièces et des documents (39). Le système italien distingue aussi entre acte authentique et acte sous seing privé et, du point de vue des contestations relatives à la preuve littérale, il aménage des procédures - incidentes aussi bien que principales - en reconnaissance ou vérification d'écriture, ainsi que d'inscription de faux (40).
Les preuves légales sont constituées par l'aveu de la partie concernée et par le serment, dans les formes (tirées de la législation française) du serment décisoire et du serment supplétoire (41). En ce qui concerne l'aveu, celui-ci peut être provoqué par l'interrogatoire sur faits et articles, abandonné pour son évidente inutilité en France depuis 1942 (42). L'interrogatoire est aussi l'une des preuves orales, comme la comparution personnelle des parties - de laquelle pourtant le juge ne peut tirer (comme dans le cas d'absence ou de refus de répondre) que des "arguments de preuve" (43) - et l'enquête, qui est aussi la plus importante des preuves "à constituer" (44).
Malgré le principe dispositif le système italien aménage un certain nombre de preuves dont l'initiative est laissé d'office au juge. On pourra mentionner à cet égard l'expertise (art. 61, 191 à 201 c.p.c. it.), la comparution personnelle des parties (art. 117, 183, al. 1er à 3, 185, 420, al. 1er à 3, 421, al. 4, c.p.c. it.), la descente sur le lieu et les vérifications personnelles du juge (art. 118, 258 à 262 c.p.c. it.), la requête d'informations à une administration publique (art. 213 c.p.c. it.), certains (d'ailleurs assez limités) pouvoirs d'office en matière d'enquête (45), la production forcée des pièces comptables et des documents des entreprises (art. 2711, al. 2, c.c. it.), le serment supplétoire et celui d'estimation (art. 2736 et s. c.c. it., 240 et s. c.p.c. it.) (46).
En ce qui concerne en particulier les mesures d'instruction exécutées par un technicien, il faudra rappeler que le système italien ne connaît pas la tripartition entre constatations techniques, consultations techniques et expertise (47), mais une simple distinction entre constat et expertise, dont le premier peut être demandé en référé aussi avant tout procès, exactement comme en France, lorsqu'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige (48).
Le rôle du juge italien dans l'expertise (49) est réglé par les mêmes principes caractérisant le système français, synthétisés et rappelés aux jeunes magistrats comme il suit par une publication de l'Ecole Nationale de la Magistrature (50) :
- Le juge n'est pas lié par les conclusions du technicien (art. 246 nouv. C. pr. civ. fr.) et doit conserver un esprit critique vis à vis du rapport déposé qui ne constitue qu'un avis (cf. aussi les art. 61, 62, 194, 196, 197 c.p.c. it., au termes desquels l'expert n'est qu'un "assistant" du juge : on dit chez nous que le juge est peritus peritorum, voire l'"expert des experts").
Le juge n'est pas dessaisi par la décision qui ordonne une mesure d'instruction (art. 153 nouv. C. pr. civ. fr. ; cf. aussi l'art. 194 c.p.c. it.).
Le juge veille au bon déroulement de l'instance; il a le pouvoir, pour ce faire, d'impartir des délais, d'ordonner les mesures nécessaires (art. 3 et 241 nouv. C. pr. civ. fr.), d'accroître ou de restreindre la mission confiée au technicien (art. 236 nouv. C. pr. civ. fr.), d'assister aux opérations effectuées par celuici et lui demander des explications oralement à l'audience, sur les lieux ou par écrit; il peut ordonner la communication de tous documents aux parties et aux tiers sur la demande de l'expert (cf. aussi les art. 194 et 196 c.p.c. it.).
Le juge vérifie que le principe du contradictoire est respecté par le technicien. Si ce n'est pas le cas, il fait refaire l'acte litigieux dont la nullité est ainsi couverte par sa régularisation (art. 115 nouv. C. pr. civ. fr. ; cf. aussi l'art. 194 c.p.c. it. en relation avec les art. 101 et 162 c.p.c. it.).
Cette mission de contrôle devra donc porter sur la qualité de l'expertise, mais aussi sur la durée de la mission et sur le coût.
Il faudra encore ajouter a toutes ces règles que l'expertise, comme tout moyen d'instruction, doit respecter le principe dispositif. Cela signifie - surtout dans le système italien, où les pouvoirs d'office du juge dans l'administration de la preuve sont tout à fait exceptionnels - qu'elle ne pourra jamais être ordonnée pour rechercher des faits que la partie aurait pu et dû alléguer et prouver (51).
Le manque d'une procédure telle que la consultation technique mets les juges italiens dans l'alternative d'ordonner une expertise, même lorsque cet instrument apparaît disproportionné par rapport à l'entité du litige, ou bien de se passer de tout avis technique. Encore une fois on pourra donc remarquer une plus évidente "souplesse" de la procédure française par rapport à celle italienne.
En conclusion sur ce sujet il faut rappeler que les mesures d'instruction sont formellement spécifiées par la loi : cela veut dire qu'elles constituent un numerus clausus, sans aucune possibilité d'en ajouter d'autres. Ceci empêche au juge, par exemple, de tenir compte des soi-disant "preuves atypiques" (52), parmi lesquelles on pourra mentionner les attestations de tiers, qui sont par contre expressément considérées par le code français (53).
Les décisions qui ordonnent ou qui refusent d'ordonner une mesure d'instruction, qui modifient ou refusent de modifier une telle mesure ne sont pas susceptibles d'opposition devant un juge différant de celui qui les a rendues. Bien entendu, au moment de la décision finale, la partie concernée pourra demander au juge qui va trancher l'affaire (qui pourrait être, le cas échéant, soit le même juge de la mise en état, soit le tribunal en formation collégiale) ou encore au juge d'appel, de modifier ces décisions et, le cas échéant, de renvoyer la cause devant le juge de la mise en état. Il s'agit ici d'une caractéristique du "nouveau rite", qui, en modifiant l'art. 178 du code de procédure civile, a éliminé (mais seulement pour les procès commencés après le 1er mai 1995) la possibilité pour les parties de se pourvoir en tribunal en formation collégiale contre les décisions du juge de la mise en état portant sur l'admissibilité et sur la pertinence des mesures d'instruction (54).

4. La décision portant sur l'admissibilité des mesures d'instruction demandées par les parties.

Juger si une mesure d'instruction est légalement admissible signifie vérifier si l'activité qu'on demande au juge d'accomplir est conforme à la loi. Il s'agit d'un sujet très complexe, qui ne peut pas être traité exhaustivement ici. On pourra dire, en résumant, que ce jugement de conformité à la loi doit être fait sous différents points de vue.
a. En premier lieu le juge doit veiller à ce que les parties du procès ne violent pas les règles déterminant la façon et le temps où leurs demandes doivent être présentées. On pourra à ce propos citer l'exemple de la requête d'une mesure d'instruction après qu'un délai de forclusion est expiré (55).
b. En deuxième lieu il faut vérifier que la mesure demandée ne viole pas les règles concernant la façon de prouver les faits. Le système italien contient plusieurs interdictions et limites en matière de preuve, surtout en ce qui concerne la preuve testimoniale. Notre code civil prévoit d'abord une série de limites de caractère général en matière contractuelle qui sont dérivés, grosso modo, des art. 1341 et s. du code Napoléon (56). Mais il y a aussi, exactement comme dans le système français, plusieurs dispositions particulières concernant la preuve de tel ou de tel autre contrat. Par exemple, les contrats d'assurance et de transaction ne peuvent pas être prouvés par témoins (art. 1888 et 1967 c.c. it.). En plus, il faut tenir compte des règles du droit matériel en matière de forme imposée par la loi à peine de nullité : ainsi une donation doit normalement être stipulée par acte authentique à la présence de témoins (art. 782 c.c. it.) et la vente d'un immeuble doit être faite par écrit (art. 1350 c.c. it.) (57).
c. Une troisième question d'admissibilité peut se poser par rapport au respect des règles concernant la façon d'effectuer une mesure d'instruction. Chaque mesure d'instruction doit en effet se dérouler de manière conforme aux principes spécifiquement établis pour elle par le code de procédure. On pourra ici porter quelques exemples tirés du moyen d'instruction le plus largement employée, c'est à dire de l'enquête.
L'art. 244 c.p.c. it. stipule que la partie qui veut faire entendre des témoins doit indiquer les personnes dont elle sollicite l'audition et préciser les faits sur lesquels les témoins doivent être entendus (58). Ces faits doivent aussi être précisés par écrit dans des articles séparés les uns des autres.
L'avocat doit donc alléguer des faits de façon spécifique. Cela signifie d'abord que le juge ne pourra jamais ordonner une enquête sur des faits qui n'aient pas été précisés par les parties. Par exemple, dans un procès où il s'agit de vérifier si le vendeur d'une machine est tenu de la garantie des défauts cachés de la chose vendue, le juge ne pourrait pas ordonner une enquête sur un article de preuve par témoins ainsi conçu : "la machine présentait des vices qui en empêchaient l'usage". Par contre, l'acheteur devra alléguer et préciser quels étaient les vices en question.
Mais la loi parle aussi de faits : cela exclut donc la possibilité de demander aux témoins toute forme d'appréciation. Ainsi le juge chargé de l'instruction d'une affaire de séparation de corps entre époux ou de divorce ne pourra pas (59) ordonner une enquête sur un article de preuve par témoins ainsi conçu : "M. Untel était un bon (ou un mauvais) mari", ou bien : "M. Untel traitait mal (ou traitait bien) sa femme" ; il devra par contre exiger que les parties allèguent de façon spécifique quels sont les épisodes desquels le juge (le juge seulement et non les témoins) pourra porter une appréciation sur la personnalité des sujets concernés.
Pour citer un autre exemple, si le propriétaire d'une maison récemment bâtie dont le toit s'est effondré demande au constructeur les dommages-intérêts, et celui-ci invoque le cas fortuit représenté dans l'espèce par une trompe on ne pourra jamais demander à un témoin quelle est la cause de l'effondrement du toit. Ce genre de question pourra par contre former l'objet d'une expertise, au cours de laquelle l'expert devra vérifier si le constructeur a respecté le cahier des charges, s'il a accompli son travail selon toutes les règles de l'art et quel peut être l'incidence des événements atmosphériques qui se soient éventuellement produits.
Un autre exemple qu'on peut citer est celui des faits négatifs. Il arrive assez souvent qu'un avocat écrive dans un article de preuve par témoins que "M. Untel n'a jamais eu connaissance de tel fait", ou bien qu'il "n'a jamais reçu le paiement de tel somme", etc. Voila ce que j'appelle la "preuve des frères siamois" : il n'arrive en effet que chez eux que l'un des deux puisse exclure avec toute certitude un fait quelconque concernant la vie de l'autre. De surcroît cette preuve se manifeste souvent inutile, puisqu'elle ne correspond pas aux règles concernant la charge de la preuve. Ainsi, par exemple, en matière d'exécution des obligations, ce n'est pas le créancier qui doit prouver que le débiteur n'a pas accompli son obligation, mais c'est au dernier de démontrer d'avoir payé sa dette (art. 2697 c.c. it. et 1315 C. civ. fr.) (60).
Les conséquences d'un jugement d'inadmissibilité d'une enquête sur les points qu'on vient d'illustrer sont assez graves pour la partie concernée, d'autant plus que la réforme de 1990 a éliminé la possibilité, prévue auparavant par le troisième alinéa de l'art. 244 c.p.c. it., que le juge chargé de l'instruction invite l'avocat à modifier, en les écrivant à nouveau, ses articles de preuve par témoins, dans un délai péremptoire fixé par le juge même. Aujourd'hui le nouvel art. 184 c.p.c. it. ne confie plus au juge ce pouvoir, sauf que la partie concernée en fasse demande.
En commentant cette disposition j'ai soutenu que - en ce qui concerne les procédures se déroulant devant le tribunale (correspondant à peu près au T.G.I. français) - le juge de la mise en état, lorsqu'il aperçoit qu'un ou plusieurs articles formulés par les parties ne sont pas légalement admissibles (parce que, par exemple, ils sont exprimés de façon vague, ou contiennent des appréciations, etc.), pourrait solliciter lui-même les parties à lui demander de fixer un délai afin de pouvoir modifier les articles de preuve (61). Je me suis pourtant plusieurs fois demandé si par hasard l'exercice de ce pouvoir ne contraste pas avec une des règles fondamentales de l'éthique professionnelle du juge, qui est celle de s'abstenir de toute intervention qui puisse altérer le déroulement du procès, même lorsqu'il s'aperçoit qu'un avocat est en train de porter son client à la ruine. En toute franchise je serais très curieux de savoir comment ce problème est-il résolu dans la pratique française, face, d'un côté, aux pouvoirs d'office presque illimités du juge, et d'autre coté, à l'art. 146, al. 2, nouv. C. pr. civ. fr., qui interdit au juge de suppléer la carence de la partie dans l'administration de la preuve (62).
Un dernier cas d'irrecevabilité de la preuve (par témoins) concerne l'incapacité de témoigner en justice frappant toute personne ayant dans l'affaire un intérêt qui en pourrait justifier la participation au litige. Un exemple très intéressant qu'on peut porter est celui des époux soumis au régime de la communauté légale. Supposons, par exemple, que M. Mario Rossi, propriétaire d'un appartement acheté avant son mariage et situé dans un immeuble en copropriété, attaque en justice son voisin M. Giovanni Bianchi, qui habite à l'étage supérieur, en soutenant que celui-ci a provoqué par sa faute une fuite d'eau qui a taché les parois de sa maison.
L'avocat de M. Giovanni Bianchi s'oppose à ce que Mme Mario Rossi soit entendue en tant que témoin, étant le couple marié sous le régime de la communauté légale. Or, avant un arrêt de la Cour constitutionnelle (63), l'art. 247 c.p.c. it. interdisait de façon absolue à un conjoint de témoigner dans les procès dont l'autre était partie. Ladite décision de la Cour a abrogé cette disposition et maintenant le problème doit être résolu en faisant appel aux principes généraux en matière d'incapacité des témoins (art. 246 c.p.c. it.). Cela signifie que la décision du juge de la mise en état doit dépendre de la qualité juridique de l'appartement par rapport au régime matrimonial.
Ainsi, si l'immeuble est un propre du demandeur (car, par exemple, il a été acquis avant le mariage ou il est parvenu au mari à titre de succession ou de donation), le conjoint de celui-ci ne sera frappé d'aucune forme d'incapacité, car selon l'art. 179, lettre e) c.c. it., les biens (et donc aussi les sommes d'argent) obtenus à titre de dommages-intérêts ne font pas l'objet de la communauté légale. Par conséquent, dans l'exemple que j'ai fait, Mme Mario Rossi n'a aucun intérêt pouvant justifier sa participation au procès entamé par son mari ; elle pourra donc être entendue comme témoin (64).

5. La décision portant sur la pertinence des mesures d'instruction demandées par les parties.

Je voudrais maintenant attirer Votre attention sur le problème posé par le fait que toute mesure d'instruction doit être pertinente avec la décision des questions de fait et de droit qui devront être tranchées au moment de la solution du litige. Cette idée, exprimée par l'art. 184 du code de procédure civile italien, est aussi contenue dans les art. 9, 147 et 222, al. 2, nouv. C. pr. civ. fr., aux termes desquelles : "Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention", "Le juge doit limiter le choix de la mesure à ce qui est suffisant pour la solution du litige, en s'attachant à retenir ce qui est le plus simple et le moins onéreux" et "Il appartient au juge qui ordonne l'enquête de déterminer les faits pertinents à prouver". Donc : frustra probatur quod probatum non relevat (il est inutile de prouver ce qui, une fois prouvé, n'est pas pertinent) (65).
Une différence fondamentale frappe pourtant tout de suit l'œil du comparatiste : dans le système italien les rares cas où le juge peut suppléer à la carence d'initiative d'une partie sont tout à fait exceptionnels. En ce qui concerne en particulier la preuve testimoniale, le juge ne peut ordonner d'office aucune enquête (66), ni peut-il déterminer les faits pertinents à prouver (67), sinon de façon tout à fait indirecte, c'est-à-dire en éliminant les articles incorrectement formulés par les parties.
Il est intéressant d'observer que la décision portant sur la pertinence d'une mesure d'instruction est encore plus importante que celle concernant son admissibilité, la première devant toujours précéder la deuxième. En effet, cela n'a pas de sens de s'interroger sur la recevabilité d'une preuve, ou bien sur la capacité d'un témoin, si cette preuve ne peut pas influencer la solution du litige (68).
La décision portant sur la pertinence de telle ou de telle autre mesure d'instruction est souvent très délicate, puisqu'il arrive très fréquemment que le juge de la mise en état est appelé à faire des appréciations touchant le fonds de l'affaire et qui parfois dévoilent quelle est sa pensée sur la façon dont le litige devrait être tranché (69). Par exemple, supposons que deux parties soient en train de se disputer dans une affaire sur la validité d'un titre écrit concernant la propriété d'un champ et qu'une d'entre elles prétende, de façon subordonnée à la demande principale, dans le cas où le tribunal devrait affirmer la nullité de son titre, d'être reconnu comme propriétaire du champ en vertu d'usucapion. Or, si j'ordonne l'enquête sur les articles tendant à prouver sa possession pour une période égale ou supérieure à vingt ans (cfr. art. 1158 c.c. it.) je fais comprendre que je ne suis pas du tout convaincu de la validité du titre : autrement je n'aurais pas ordonné une enquête sur des circonstances jugées par moi comme non pertinentes.
La motivation de la décision portant sur la pertinence d'une preuve est devenue maintenant plus délicate, après l'introduction du juge unique en tribunal (à la suite de la réforme de 1990, en vigueur pour les procès commencés après le 1er mai 1995). Il arrive en effet très souvent que le magistrat qui va ordonner et exécuter les mesures d'instruction soit aussi le même qui va trancher l'affaire en premier degré, en tant que juge unique. Le système en vigueur avant 1995 permettait toujours au juge de la mise en état (juge rapporteur au moment de la décision) de se "cacher" derrière l'écran de la collégialité, même lorsque c'était lui qui avait changé d'avis. Aujourd'hui cela n'est plus possible. Il est bien évidemment concevable qu'un juge change son opinion au moment de la décision finale (re melius perpensa [après avoir mieux réfléchi sur l'affaire] ..., disons-nous dans ce cas-là), mais cela ne pourrait se faire qu'avec pas mal d'embarras, surtout lorsqu'il s'agit de renvoyer l'affaire à la phase de la mise en état et donc de prolonger, parfois pour des mois ou des années, un litige qui dure peut-être déjà depuis trop longtemps.
Cependant, si je peux porter une appréciation sur le fonctionnement des mesures d'instruction dans mon pays, je dois dire, sur la base de mon expérience, que le "matériel probatoire" récolté au cours de la phase de l'instruction est trop souvent surabondant. Cela vaut en premier lieu pour ce qui concerne les pièces produites par les parties, où l'on peut estimer qu'environ 60-70% (70) de celles-ci n'ont aucune utilité en vue de la décision finale sur l'affaire. Pourtant, aucun moyen n'existe pour le juge de s'opposer à ce véritable déluge de papier qui trop souvent nous fait suspecter que les avocats se fassent payer par leurs clients en proportion du poids des dossiers.
D'ailleurs, s'agissant de preuves préconstituées, il est évident qu'on ne peut pas penser à une décision préalable du juge de la mise en état sur la recevabilité et sur l'utilité des pièces produites par les parties : en effet, cette décision ne constituerait qu'un dédoublement du jugement que le même juge (ou la formation collégiale) devra rendre sur ces documents lors de la décision sur le fond de l'affaire (71). Mais il est de toute façon évident que pour apprécier la recevabilité et l'utilité des pièces produites il faut les lire, même pour découvrir leur parfaite inutilité, ce qui provoque une remarquable perte de temps précieux.
Ce grief s'adresse donc bien évidemment aux avocats, mais nous les juges nous non plus ne sommes pas exemptes de défauts ; à nous aussi on pourrait en effet reprocher de gaspiller pas mal d'activité d'instruction. Cela vaut surtout pour les enquêtes, où il arrive très souvent que les avocats proposent des articles de preuve par témoins sur des faits n'ayant aucun lien avec la solution du litige et que le juge, pour manque de temps ou pour sa commodité, ordonne "à l'aveuglette" une enquête sur ces faits. Il arrive ainsi que pas mal de fois on demande aux témoins de confirmer des circonstances déjà prouvées par des pièces produites, dont la signature n'a jamais été contestée par la partie à qui l'écriture à été attribuée (72). Plus souvent il s'agit de faits n'ayant rien à avoir avec la définition du litige : ainsi il arrive dans un nombre assez remarquable d'affaires qu'une des parties essaie de présenter tous les aspects négatifs de la personnalité de l'adversaire, même lorsqu'il s'agit de résoudre des questions strictement techniques ou de droit. Voila donc une bonne raison de plus pour mieux étudier les dossiers dés leur début.
D'ailleurs il ne faut jamais oublier que les faits qui doivent être prouvés ne sont que ceux qui sont contestés (73). Là aussi il arrive très souvent que les circonstances énoncées par un avocat dans ses articles de preuve par témoins soient absolument indiscutées par l'adversaire. Le juge de la mise en état est donc appelé ici à accomplir un travail de confrontation entre les actes des parties afin de comprendre quels éléments sont contestés et quels sont indiscutés.
Pourtant tout cela est souvent rendu difficile par le style assez contourné suivi par nombreux avocats dans la rédaction de leurs actes. La solution que j'ai repérée dans mon expérience pratique est de provoquer, d'une certaine façon, les avocats, et de les inviter à s'exprimer de façon claire et détaillée, sur les allégations de l'adversaire. Ainsi, face à une ou à plusieurs "mi-contestations", je fixe à la partie concernée un délai pour déposer un mémoire où elle doit clairement énoncer quelles sont les circonstances, parmi celles alléguées par son adversaire, qu'elle veut contester. Je n'ordonnerai donc que les mesures d'instruction strictement visant à éclaircir les faits objet de contestation (pourvu, bien entendu, qu'ils soient utiles pour la solution du litige et que les mesures demandées soient légalement admissibles).

6. L'exécution des mesures d'instruction.

La façon d'exécuter les mesures d'instruction constitue à mon avis un des aspects les plus négatifs de l'administration de la justice dans mon pays. J'entends surtout me référer ici aux audiences consacrées à la comparution des parties et à l'audition des témoins, qui se déroulent d'une manière qui me fait rougir de honte à chaque fois que j'en parle. Il faut d'abord que Vous sachiez que ces mesures d'instruction ne peuvent pas être exécutées dans une salle d'audience, puisque normalement la seule salle d'audience que les palais de justice consacrent au civil est réservée aux débats. D'ailleurs, comme chaque juge de la mise en état consacre aux mesures d'instruction au moins trois demi-journées par semaine, il en suit que le Palais d'une moyenne ou d'une grande ville d'Italie devrait disposer aux moins de vingt ou trente salles d'audience à destiner à l'activité d'exécution des mesures d'instruction.
Par conséquent, en Italie les juges chargés de l'instruction des affaires civiles tiennent les audiences dans leurs propres bureaux. Si l'on pense que pas mal de fois ces locaux sont partagés avec d'autres collègues et qu'il s'agit très souvent (l'Italie étant une terre de saints) de cellules d'anciens couvents, on peut bien se rendre compte des conditions matérielles dans lesquelles on essaye de rendre justice. Forcément entassés dans des niches mortuaires, juge, avocats, parties, témoins, se trouvent ainsi tous autour d'une petite table, tous au même niveau, dans une situation - comme j'aime dire - de "contiguïté charnelle", qui ferait penser plutôt à une conversation de bistrot qu'à la célébration d'un procès.
Ne Vous inquiétez pas. Je ne souhaite pas l'introduction de perruques ou de fourrures à la façon d'outre-Manche ; je me borne ici à plaider pour l'adoption d'un décorum (et d'un décor !) qui rappelle à tout le monde qu'au Palais on se trouve pas pour faire de la conversation. L'introduction d'un peu plus de solennités et de formalités pourrait contribuer, à mon avis, à empêcher les témoins (très souvent liés aux parties par des rapports d'amitié, inimitié, parenté, intérêt) de mentir ou au moins de "glisser" sur les questions les plus épineuses. Cela pourrait peut-être aussi empêcher les avocats et les parties d'intervenir à tout moment pendant l'audition et de répondre à la place des témoins, ce qu'ils ont de plus en plus l'habitude de faire, en protestant vigoureusement si le juge a l'impudence (d'essayer) de s'opposer à cette pratique (74) !
Cette situation lamentable est aggravée par ce que j'aime définir comme un véritable manque de vertu civique chez beaucoup de mes compatriotes. Je pourrais citer ici le cas, pas du tout exceptionnel, du témoin qui m'avait fait savoir de ne pas pouvoir se présenter à l'audience à cause d'"engagements bien plus importants liés à l'activité de mon entreprise". En effet, si on pense au fait que le témoin défaillant n'encourt pratiquement aucune conséquence (75), cela ne doit pas étonner que les audiences consacrées aux enquêtes soient à maintes reprises reportées.
D'ailleurs, pour revenir au sujet de la crédibilité de la preuve testimoniale, il faut tenir compte du fait que depuis 1989 le juge n'a plus aucun pouvoir d'ordonner l'arrestation d'un faux témoin, mais qu'il doit se limiter à le dénoncer au parquet, qui éventuellement pourra déclencher contre celui-ci une poursuite pénale. Ce procès, évidemment, pourra parvenir jusqu'à la Cour de cassation, bien entendu à condition qu'entre-temps le délit ne soit pas tombé en prescription, ce qui arrive en effet très souvent. Et si l'on pense aussi aux différentes possibilités d'amnisties, remises de peine, procédures alternatives, sursis, peines alternatives à l'emprisonnement, etc. aménagées par la législation pénale, il y a vraiment très peu de chances qu'un faux témoin puisse enfin franchir les portes d'une prison.
Pour rester encore sur le sujet de la crédibilité de l'enquête on pourra rappeler qu'après une récente décision de la Cour constitutionnelle italienne (76) les témoins ne prêtent plus serment. Ils se limitent, par contre, à lire une déclaration que le juge leur soumet ; une déclaration, d'ailleurs, qu'au citoyen dépourvu d'une moyenne culture juridique apparaît sûrement moins compréhensible que la formule d'un serment (77). En effet il m'est arrivé plusieurs fois, après avoir informé les témoins des peines encourues s'ils se rendraient coupables d'un faux témoignage, de leur demander s'ils avaient compris le sens de la déclaration qu'ils venaient de lire d'un air si effaré et j'ai dû constater que bon nombre des personnes interrogées n'avaient aucune idée de la signification de cette phrase.
En plus - ce qui est pour moi encore plus inexplicable - un nombre incroyablement élevé de témoins, au lieu de lire le mot : "deposizione" [déposition], prononce le mot : "disposizione" [disposition], ce qui enlève tout sens à la formule. Il m'arrive aussi pas mal de fois de constater qu'un témoin n'est pas du tout en état de lire, ou bien qu'il se déclare carrément analphabète, avant même d'essayer toute lecture. Dans ces cas-là j'adopte la solution inventée par les prêtres qui veulent faire prier les athées sur leur lit de mort ; c'est-à-dire que je prononce moi-même la formule en la faisant répéter, morceau par morceau, par le témoin.
Quelques mots encore pour Vous raconter de quelle façon est formé le procès-verbal de l'audience. L'art. 130 c.p.c. it. stipule que le procès-verbal est rédigé par le greffe sous la direction du juge, mais, pour le manque de greffes et de secrétaires, ce sont les avocats qui écrivent celui-ci sous la dictée du juge (78). Dans plusieurs juridictions de mon pays (79) on suit désormais l'usage de faire interroger les témoins directement par les avocats hors du bureau du magistrat, ou dans un coin d'une salle où celui-ci est en effet présent, mais où plusieurs audiences se déroulent au même temps. Le témoin n'est porté devant le juge qu'au moment de lire la fameuse déclaration et de signer le procès-verbal. Personnellement je me suis toujours refusé de suivre cette pratique honteuse, et je dois aussi dire qu'au Palais de Turin - autant que je sache - ça ne se produit pas. Je me sens pourtant obligé de tirer mon chapeau devant cette preuve de fantaisie des collègues qui ont inventé l' "audience virtuelle" avant même l'introduction des moyens de l'informatique !
Aucun remède à cette lamentable situation n'est à l'étude du gouvernement, qui s'est pourtant montré très prompt à recueillir les suggestions des avocats concernant d'autres domaines, tels que la responsabilité disciplinaire et la carrière des magistrats... (80). Je me bornerai ici à rappeler qu'aux termes d'une recommandation du Conseil de l'Europe "L'utilisation de moyens techniques modernes, par exemple le téléphone ou les systèmes audiovisuels, dans des conditions appropriées, devrait être prévue pour faciliter les témoignages" (81) et, plus en général, que "Les moyens techniques les plus modernes devraient être mis à la disposition des autorités judiciaires afin de leur permettre de rendre la justice dans les meilleures conditions d'efficacité" (82), ce qui d'ailleurs est prévu (enregistrement sonore, visuel ou audiovisuel de tout ou partie des opérations d'instruction) par l'art.174 nouv. C. pr. civ. fr. (83).

7. En guise de conclusion.

Puisque mon rapport est destiné à un colloque de droit comparé, j'aimerais résumer en conclusion quelles sont les ressemblances et les différences les plus remarquables dans l'administration judiciaire de la preuve civile des systèmes en vigueur des deux côtés des Alpes.
Les points de contacts les plus évidents se trouvent, à mon avis, dans la théorie des preuves : on peut penser aux articles du code civil et du code de procédure civile italiens tirés de la législation napoléonienne, à sa fois inspirée de la "grande ordonnance" de 1667 (84). Il s'agit donc ici des règles générales définissant les différentes preuves et mesures d'instruction, leurs objets et leurs limites. Qu'est-ce que la preuve des éléments de fait dans le procès civil : voila le terrain sur lequel Français et Italiens peuvent bien s'entendre.
Nos deux systèmes, par contre, se séparent là où il s'agit de définir, dans l'administration judiciaire de la preuve, les différents rôles des protagonistes du procès et notamment celui du juge. Bien que je n'aie aucune expérience pratique de la procédure civile française, celle-ci me paraît caractérisée, par rapport à celle italienne, par deux traits fondamentaux. En premier lieu par un degré bien plus remarquable de "souplesse" ; deuxièmement par une formidable injection, passez-moi les mots, d' "interventionnisme judiciaire", voire par des pouvoirs d'office bien plus étendus que ceux dont les juges italiens disposent.
"Souplesse", d'abord, en ce qui concerne la technique des procédures employées afin de rechercher la vérité. Voici quelques exemples. Le premier concerne ce que j'appelle la preuve la plus inutile du monde, c'est-à-dire l'interrogatoire des parties sur faits et articles. Or, sur ce moyen d'instruction, abandonné en France depuis 1942 (85), les avocats italiens nous obligent à perdre encore une considérable partie de notre temps, sans qu'il y ait aucune possibilité légale de s'opposer à ce véritable gaspillage d'activité processuelle (86).
Le deuxième cas que je voudrais citer concerne la preuve testimoniale, où le juge français, contrairement à son collègue italien, n'est absolument pas cloué aux articles proposés par les parties. Par conséquent il ne se trouvera jamais dans la situation de refuser une enquête demandée par une partie qui a peut-être raison sur le fond, mais dont l'avocat n'a pas su énoncer de façon correcte les faits pertinents à prouver. En plus le juge français a le pouvoir d'entendre ou d'interroger les témoins sur tous faits dont la preuve est admise par la loi, alors même que ces faits ne seraient pas indiqués dans la décision prescrivant l'enquête (art. 213, nouv. C. pr. civ. fr.), tandis que son homologue italien ne peut poser d'office que les questions nécessaires afin d'éclaircir les faits qui forment objets des articles de preuve formulés par les parties.
D'ailleurs, pour rester dans la matière de la preuve par témoins, on sait qu'en France celle-ci est pratiquement en train de disparaître, remplacée par les attestations écrites prévues par les art. 200 et s. nouv. C. pr. civ. fr. (87). Voici une autre belle démonstration de la "souplesse française" face à la "rigidité" de la procédure de mon pays, où, tout au contraire, ce genre de document est carrément banni du procès, en tant que "preuve atypique" (88), et les quelques essais des praticiens de l'introduire ont suscité des réactions très sévères à l'intérieur même du corps judiciaire (89).
Comme troisième exemple on pourra enfin ajouter qu'en France une mesure d'instruction peut être ordonnée "en tout état de cause" (art. 144 c.p.c. fr.) (90), lorsqu'en Italie cela ne peut se faire qu'avec le respect de délais de forclusions assez rigides (91). Si l'on pense donc à tout ce qu'on vient de remarquer on pourra vraiment concorder avec ceux qui affirment qu'en France, spécialement avec le nouveau code de procédure, le législateur "a essayé d'aménager une gamme plus souple et plus complète de procédures, afin de permettre d'atteindre la vérité objective par la voie la plus rapide et la moins onéreuse possible" (92).
Cela a conduit aussi - on revient donc au deuxième point que je voudrais souligner - à doter le juge de pouvoirs plus amples pour ordonner d'office, modifier, interrompre, compléter une mesure d'instruction. Cet "interventionnisme judiciaire" n'est que l'aboutissement d'un chemin commencé il y a soixante ans avec le décret du 30 octobre 1935, confiant au juge le pouvoir d'ordonner d'office certaines mesures d'instruction (93), et qui s'est achevé en 1973 par le nouveau code de procédure civile. Ce dernier, de façon tout à fait générale, rappelle à plusieurs reprises le pouvoir du juge d'"ordonner, même d'office, toute mesure d'instruction" (art. 10, 143 et 771) (94).
D'autres dispositions de ce même code étendent davantage ce pouvoir en stipulant que le juge "peut conjuguer plusieurs mesures d'instruction. Il peut, à tout moment et même en cours d'exécution, décider de joindre toute autre mesure nécessaire à celles qui ont déjà été ordonnées" (art. 148) et que "le juge peut à tout moment accroître ou restreindre l'étendue des mesures prescrites" (art. 149). La jurisprudence, de son côté, a donné un bon coup de main, en décrétant, par exemple, qu'en ce qui concerne les mesures d'instruction en vue de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits (art. 145) les dispositions de l'art. 146, al. 2, visant l'interdiction de suppléer la carence des parties ne sont pas applicables (95).
A tout cela il faudra encore ajouter que les pouvoirs du juge de la mise en état semblent destinés à s'accroître : on pourra ici mentionner le fait que le celèbre "rapport Coulon (96)" vient de recommander, entre autres, l'introduction d'une instruction plus dynamique de la procédure devant le T.G.I. avec renforcement des pouvoirs du juge de la mise en état, qui pourra statuer sur l'ensemble des exceptions de procédure (97).
Cette perspective d'un juge plus "interventionniste" semble être aussi envisagée au niveau supranational. Ainsi, le Principe 3 de l'Annexe à la Recommandation n° R (84) 5 adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe le 28 février 1984 (Principes de procédure civile propres à améliorer le fonctionnement de la justice), établit que "Le juge devrait, au moins lors de l'audience préliminaire, mais si possible à tous les stades de la procédure, jouer un rôle actif afin d'assurer, dans le respect des droits des parties et du principe de leur égalité, un déroulement rapide des procédures. Notamment, il devrait avoir, d'office, les pouvoirs de demander aux parties toutes clarifications utiles, de les faire comparaître personnellement, de soulever des questions de droit, de rechercher les preuves au moins dans les cas où le fond du litige n'est pas à la disposition des parties, de diriger l'administration des preuves, d'exclure des témoins si leur déposition éventuelle manque de pertinence par rapport à l'affaire, de limiter le nombre, s'il est excessif, des témoins appelés à déposer sur les mêmes faits. Ces pouvoirs devraient être exercés sans pour autant déborder l'objet de l'action".
Le chemin emprunté par le législateur italien se dirige, comme on vient de le voir, vers une direction tout à fait opposée. Je m'abstiendrai ici de porter une appréciation sur cette évolution, qui d'ailleurs est influencée en Italie par la nécessité d'abréger la durée scandaleuse de nos procédures. Je me bornerai seulement à remarquer que plus importants sont les pouvoirs du juge, plus haut doit être le niveau de son professionnalisme et que dans cette matière beaucoup reste à faire.
L'administration judiciaire de la preuve est peut-être la partie de la procédure civile la moins étudiée dans les universités italiennes, surtout en ce qui concerne ses aspects techniques. L'absence d'une école de la magistrature, d'ailleurs, nous a jusqu'à maintenant empêché d'élaborer sur le plan didactique des stratégies d'apprentissage de la gestion concrète des mesures d'instruction comparables à celles qu'on transmet aux auditeurs français au cours de leur "scolarité bordelaise" (98), où, comme j'ai pu personnellement constater, les jeunes collègues découvrent avant même le début de la profession de magistrat ce qu'en Italie on apprend souvent aux frais du justiciable. La perspective de création en Italie d'une école de la magistrature sur le modèle de l'E.N.M. (99) nous incite donc a être moins pessimistes sur cet aspect du problème de l'administration judiciaire de la preuve. 1