Juge au Tribunal de Turin
Secrétaire Général Adjoint de l’Union
Internationale des Magistrats
L’INDEPENDANCE DE LA JUSTICE :
L’EXEMPLE
ITALIEN
ET LE
NIVEAU EUROPEEN[*]
1. Laissez-moi exprimer tout d’abord
ma reconnaissance pour cette invitation, ainsi que ma joie d’être parmi vous,
chers amis et cousins transalpins.
Je vous porte aussi le salut très
chaleureux et très amical de l’Union Internationale des Magistrats (U.I.M.),
organisation mondiale à laquelle l’U.S.M. participe depuis la fondation de
l’U.I.M., comme l’une des Associations membres parmi les plus actives et
efficaces. D’ailleurs l’U.S.M. qui a déjà organisé la réunion de l’Association
Européenne des Magistrats – Groupe Régional de l’U.I.M. en 1999 à Villeneuve
lès Avignon, va bientôt organiser la prochaine réunion de Bordeaux en mai 2010.
C’est un honneur pour moi de me
trouver à parler de l’indépendance de la Magistrature dans le Pays qui de cette
indépendance peut vraiment se dire le berceau. En fait non seulement la France
est la terre de Montesquieu (et le nom de ce grand philosophe a retenti
plusieurs fois au cours de ce congrès, dont le titre d’ailleurs apparait si
évocatif), mais c’est ici que la Déclaration
des droits de l’Homme et du citoyen du 26 Aout 1789 (article 16) stipula
que «Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la
séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution».
D’ailleurs, bien avant
Montesquieu, la Magistrature française a toujours su donner preuve
d’indépendance et d’impartialité, même face aux pouvoirs du souverain absolu.
Vous n’êtes pas sans savoir quelles luttes sous l’Ancien Régime les Parlements
de France ont plusieurs fois engagé sur la question de l’enregistrement d’ordonnances
et d’édits royaux.
Les livres d’histoire (je me
réfère entre autres à la célèbre Histoire
de la magistrature française des origines à nos jours, de Marcel Rousselet), nous évoquent les gestes de
grands magistrats tels que le Chancelier de l’Hospital, le Chancelier
Henri-François D’Aguesseau, l’Avocat Général Omer Talon et tants d’autres. Tout
le monde sait que, malgré les lourdes pressions exercées par Louis XIV sur les
magistrats chargés de juger Fouquet, l’intègre Olivier Le Fèvre d’Ormesson
répliqua « la cour rend des arrêts, non des services ! ».
Mais la France est aussi le Pays
de Napoléon, qui avait certainement une conception de la séparation des
pouvoirs tout à fait différente. Une conception bureaucratique et hiérarchisée
du pouvoir judiciaire, qui a longtemps influencé le scénario des lois sur le
statut de la magistrature dans notre continent.
En effet, si l’on jette un regard
sur l’ensemble des Pays européens dotés d’une constitution écrite, on peut
constater une situation que je n’hésiterai pas à qualifier de paradoxale. D’un
côté nous avons le niveau constitutionnel, où le principe de Montesquieu de la
séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la magistrature est
généralement (et théoriquement) reçu et proclamé presque partout dans notre
continent. Mais de l’autre côté nous avons le niveau de la législation
ordinaire, qui, loin de mettre en pratique ces règles, trop souvent se conforme
à la conception napoléonienne du pouvoir (pardon: de l’ordre…) judiciaire.
Or, c’est justement cette
conception qui est en train d’avancer de plus en plus sur un troisième niveau :
le niveau de l’opinion publique, endoctrinée et manipulée par les pouvoirs
politiques, économiques et médiatiques, qui ne cessent pas de souligner tous
les jours que les magistrats ne sont que des fonctionnaires, dépourvus de toute
légitimité démocratique, n’exerçant pas une fonction élective et pour cela
insérés dans une structure hiérarchisée et finalement soumise au seul pouvoir
qui a sa raison d’être dans la seule et unique source de légitimité reconnue,
c’est-à-dire l’élection par le peuple.
Vous pouvez bien concevoir les
ravages que cette idée est en train de provoquer en Italie. Pour comprendre ce
qui se passe en ce moment dans mon Pays il faut d’abord considérer qu’en Italie
l’Etat ne s’est formé que (relativement) récemment, après des siècles de
dominations étrangères, au cours desquelles les Italiens (ou du moins une
grande partie d’eux) ont développé une conception de l’Etat comme d’une entité
ennemie et lointaine. Ainsi, l’administration publique est un pouvoir qu’il
faut corrompre pour s’en attirer les faveurs ; les biens publics sont des
richesses à piller : ce qui est à tout le monde n’est à personne et donc tout
citoyen peut bien s’en emparer. Ceux d’entre vous qui ont eu la possibilité de
voir les côtes d’Italie (surtout celles du Sud), qui jadis furent si belles,
auront pu constater de visu le niveau
de dégradation déterminé par ce véritable pillage, trop souvent réalisé grâce à
la complaisance, souvent aussi à la complicité, du pouvoir public.
2. Bien conscients des limites et
des dangers encourus par la nouvelle démocratie italienne, les pères
constituants avaient conçu en 1948 un dessin destiné à montrer toute son
efficacité au cours des décennies qui allaient suivre la naissance de l’Etat
républicain. Les grands juristes qu’ils étaient (des juristes, d’ailleurs, qui
avaient beaucoup souffert pendant la dictature fasciste et qui savaient bien à
quoi une magistrature non indépendante pouvait sembler), ils avaient compris
qu’il ne suffisait pas de se limiter à énoncer dans la Constitution le principe
de l’autonomie et de l’indépendance de la magistrature. Il fallait par contre
insérer dans le texte même de la charte constitutionnelle des garde-fous ; il fallait
créer des institutions en mesure à assurer que cette indépendance ne reste pas
un concept flou et indéfini. C’est ainsi que le C.S.M. fut imaginé et créé. La
formidable idée des pères constituants fut donc celle de graver dans le texte
même de la Constitution certains principes inébranlables tels que :
-
les magistrats ne sont sujets qu’à la loi ;
-
les juges ne diffèrent entr’eux que par les fonctions
qu’ils exercent ;
-
la magistrature forme un corps unique : juges du siège
et magistrats du parquet confondus ;
-
le C.S.M. a compétence à statuer (et non pas à donner des
simples avis) sur le recrutement, avancement, carrière et discipline des
magistrats du siège et du parquet ;
-
le C.S.M. se compose par deux tiers de magistrats élus
par leurs paires et seulement par un tiers de membres élus par le Parlement ;
-
le Garde des Sceaux n’est pas membre du C.S.M. ; il n’a
que la fonction d’assurer à la Justice ses moyens.
Grace à ces principes la
magistrature italienne a joui au cours de ces décennies d’un niveau
d’indépendance qui n’a peut être pas d’égaux dans les autres pays du monde.
Mais cette indépendance est aujourd’hui gravement menacée. Pour comprendre
toute l’importance de cette menace il faut remonter au moins aux séquelles de
l’enquête « mains propres ».
Comme tout le monde le sait,
l’enquête « mains propres » avait ouvert, au cours des années
1992-1993 de grandes espoirs de renouveau du système politique italien, qui
s’était avéré pourri jusqu’à ses racines. En particulier, le cout de la gestion
des partis était devenu si important que les partis au pouvoir se voyaient
souvent « contraints » d’exiger une dîme sur un nombre consistant des
contrats stipulés par l’administration publique avec des entreprises privées.
Au fil des années, le poids de ces pots de vins était devenu si lourd que les
entreprises n’arrivaient plus à satisfaire la gourmandise des administrateurs
publics et risquaient souvent la faillite.
C’est pour cette raison que, peu
à peu, un nombre de plus en plus croissant de PDG et d’entrepreneurs privés ont
commencé à « défiler » devant les ministères publics de Milan et
d’autres villes italiennes pour dénoncer les épisodes de corruption auxquels
ils étaient mêlés. On a assisté donc à une véritable « implosion » du
système des pots de vin : face à l’évidente incapacité du système
politique et administratif d’affronter la situation, la magistrature a dû
jouer, encore une fois, un rôle « de suppléance ».
Il faut encore ajouter que ces
enquêtes ont été menées déjà sous l’empire du nouveau code de procédure pénale
de 1988, qui avait supprimé la figure du juge d’instruction ; pourtant
pour l’Italie ne se posait pas le problème qui se présente maintenant de ce
côté des Alpes, car le parquet italien jouissait (et il jouit encore) des mêmes
garanties d’indépendance et d’impartialité dont jouissent les juges du siège.
Malgré les résultats absolument
impressionnants de ces enquêtes (1.408 sentences définitives de condamnation
pour faits de corruption, financement illicite aux partis politiques,
falsification des bilans de sociétés commerciales, etc.), une partie
consistante de l’opinion publique italienne, habilement manipulée par les
médias appartenant aux ennemis de l’indépendance de la magistrature, estime que
ces procès ont été caractérisés par des « excès », si non par des
bavures (ce qui n’est absolument pas le cas).
Les partis politiques intéressés
à discréditer la magistrature italienne devant les yeux de l’opinion publique
ont fait remarquer que 19% des prévenus ont été acquittés, tout en omettant de
dire que, parmi ces personnes, bon nombre ont été reconnues responsables des
faits qui leurs étaient reprochés, mais elles ont été acquittées simplement
parce qu’il s’agissait d’employés de sociétés par actions qui étaient, oui,
possédées par l’Etat, mais qui avaient aussi la forme et le
« vêtement » de sociétés de droit privé. Il en dérivait donc qu’on ne
pouvait pas reconnaitre chez ces prévenus la situation de fonctionnaires de
l’Etat. Cela veut dire que, tenant compte de cette correction, il n’y a que le
6% des prévenus qui ont été acquittés suite à un jugement définitif.
3. Mais, comme tout le monde le
sait, il ne suffit pas d’avoir raison pour que tout le monde croie qu’on a
raison.
D’ailleurs, à part la prétendue
politisation des magistrats (qui nous est reprochée tout le temps, à chaque
fois qu’un magistrat ose mettre en examen ou juger un politicien), la véritable
raison pour laquelle les gens ont perdu une partie de la confiance qu’autrefois
avaient dans le pouvoir judiciaire a à avoir avec le thème de l’efficacité de
la justice.
Ici il est vraiment difficile
d’expliquer à l’opinion publique (surtout quant on n’a pas de moyens de
communiquer et on est submergé par un océan d’injures et par une propagande
adversaire quotidienne et martelante) quelles sont les vraies raisons du
malfonctionnement de la justice en Italie. Il est difficile de faire comprendre
que l’enlisement des procédures pénales n’est dû qu’au désir du pouvoir
politique de rendre ineffective la machine judiciaire pour crainte que
certaines magouilles des politiciens ne soient mises au grand jour et punies.
Dans ce cadre il faut comprendre aussi quel est le rôle joué en Italie par la
prescription pénale, qui (contrairement à ce qui se passe dans la plus grande
partie des pays civilisés) n’est pas suspendue au cours du procès pénal. Cela
fait en sorte que tout procès soit porté jusqu’à la Cour de Cassation, dans
l’espoir (souvent avéré) que le délai de la prescription s’accomplisse
entre-temps.
Voila donc pourquoi l’efficacité
de l’action de la magistrature est un des défis majeurs d’aujourd’hui. Car
c’est justement le manque d’efficacité qui est employé maintenant comme une
matraque contre l’indépendance de la magistrature. Les juges n’ont pas de soutien
auprès de l’opinion publique, car leur manque d’efficacité, habilement amplifié
par les médias des ennemis de la justice, les priverait de toute légitimité.
L’idée qu’une partie consistante des médias italiens veut « vendre »
à l’opinion publique est que la magistrature est trop prise par le souci de
poursuivre les politiciens pour s’occuper des problèmes des citoyens
quelconques.
Mais les raisons de
l’inefficacité de la justice sont ailleurs. On pourrait parler pour des heures
sur le véritable parcours du combattant que les collègues pénalistes doivent
faire pour pouvoir parvenir à une sentence pénale définitive et exécutable
avant que la prescription n’arrive. En tant que juge civiliste je pourrais vous
entretenir pour des jours entiers pour vous décrire dans les détails rituels et
procédures qui n’ont aucun autre but que produire des profits pour les avocats.
L’Italie a désormais un nombre d’avocat dans la mesure de la population d’une
grande ville : 220.000 ! Vous ne pouvez même pas imaginer quelles
ruses cette véritable armée élabore afin d’arriver à joindre les deux bouts.
Les milliers de procédures manifestement mal fondées ; les milliers de
résistances en jugement absolument non justifiées, etc., sans que contre ces
véritables abus des procédures les juges n’aient le moindre remède.
Bien sûr la magistrature a elle
aussi ses fautes. La plus tragique est celle de ne pas se rendre compte de la
gravité de la situation et de ne pas savoir réagir de façon adéquate. Face à
une demande croissante d’efficacité et à une décroissante crédibilité de
l’institution judiciaire, une magistrature responsable devrait « serrer
les rangs » et comprendre que, peut être, au lieu d’écrire des arrêts
qui ressemblent à des traités de doctrine, il faudrait tirer la leçon de
l’expérience française. Si peut être le jugement à phrase unique ne correspond
pas à la tradition italienne, on pourrait tout de même éviter d’écrire des
arrêts d’appel de quarante ou cinquante pages, que pour réformer le premier
jugement sur la seule question des frais du procès ! En faisant cela on
pourrait épargner beaucoup de temps précieux et « produire » deux ou
trois arrêt à la place d’un. Je me rends très bien compte de la nécessité de ne
pas renoncer à un certain niveau de qualité, mais un peu plus de pragmatisme
pourrait nous aider à mieux faire face aux terribles défis qui nous attendent.
Une autre question a à avoir avec
la soi-disante politisation de la magistrature.
Je suis tout à fait convaincu que
le magistrat a, comme tout citoyen, le droit d’avoir ses opinions politiques et
même (au moins théoriquement) de présenter sa candidature aux élections
politiques. Mais il faut comprendre que c’est justement ce droit qui est
exploité par les adversaires de la magistrature. Si vous saviez seulement
combien nous a couté la sortie du corps judiciaire de l’ancien parquetier Di
Pietro, qui s’est fait par la suite élire au Parlement ! A partir de ce
fait, on a toujours pris ce cas à prétexte pour nous dire, à chaque fois qu’un
magistrat menait une enquête envers des politiciens : « vous voyez,
il fait cela pour préparer sa future carrière politique ». Face à cette
tentative de délégitimation de la magistrature, nous devrions avoir le courage
de renoncer, purement et simplement à tout engagement politique, même une fois
qu’on aurait quitté la magistrature.
La situation est très grave, car
le gouvernement italien, après les jugements civils et pénaux rendus dans
plusieurs affaires concernant le chef du gouvernement et après que la Cour
constitutionnelle a déclaré l’illégitimité de la loi qui prévoyait l’immunité
temporaire du premier ministre, a annoncé une réforme
constitutionnelle qui comprend, entre autres : (a) une complète
séparation de la magistrature debout de la magistrature assise ; (b) la
création de deux C.S.M. ; (c) la réduction du nombre des magistrats
membres des C.S.M. par rapport à la composante laïque. Bien sûr (comme trop
souvent se passe dans mon pays) les textes ne seront dévoilés qu’à la toute
dernière minute, de façon à empêcher tout débat, mais les propos des
politiciens de la majorité sont accablants.
4. A côté de ces défis sur le
plan interne, il y a aussi un niveau européen, dont il faut tenir compte.
Je ne parlerai pas ici de la
Résolution Nr. 1685 (2009) de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe,
car le sujet a déjà été abordé hier par le Président Christophe Regnard et par
le Secrétaire Général Laurent Bedouet. J’aimerais dire quelques mots sur le
travail qu’on est en train de mener au sein du Conseil de l’Europe sur la mise
à jour de la Recommandation Nr. R (94) 12 sur l’indépendance, l’efficacité et
le rôle des juges.
Vous savez peut-être qu’une
première commission d’experts avait été mise en place en 2007 sur ce thème,
mais le projet élaboré par cet organisme n’avait pas été approuvé par le Comité
des Ministres. En 2008 ce Comité a décidé de constituer une nouvelle commission
d’experts, composée de quinze membres. J’ai l’honneur d’avoir été associé à
cette initiative, tout comme la Présidente d’Honneur de l’U.I.M., Mme Maja
Tratnik (Slovénie). Il faudra ajouter que Mme Tratnik et moi-même nous ne
constituons qu’une petite minorité de juges au sein de cette commission,
composée majoritairement par hauts fonctionnaires des Ministères de la Justice
de plusieurs Pays membres.
Je dois tout de suite avouer que
certains points de nos « revendications » n’ont malheureusement pas
été accueillis favorablement par la majorité des membres de ce groupe :
ainsi, contrairement à ce que j’aurais souhaité, la nouvelle Recommandation,
tout comme la précédente, ne traitera pas du parquet. C’est dommage, mais il
faut constater que dans ce champ il n’y a pas d’unité non plus parmi les juges
européens. Je me souviens des débats qu’au sein de l’U.I.M. on avait menés sur
la possibilité d’inclure les magistrats du Ministère Public dans les
dispositions du Statut Universel du Juge, approuvé à Taiwan en 1999. Les
collègues des Pays de Common Law,
mais aussi les juges des Pays scandinaves, avaient remarqué que chez eux on ne
tolérait même pas que les parquetiers gardent leurs bureaux dans les mêmes
bâtiments où siègent les cours !
Un deuxième point négatif
concerne le caractère non contraignant des Recommandations du Conseil de
l’Europe. Sur ce sujet il faut constater la présence d’un véritable paradoxe au
niveau européen. Ainsi, d’un côté, nous avons l’U.E., qui dispose de moyens
très performants, tels que les règlements et les directives, dont le pouvoir
est celui d’entraîner de façon automatique la modification des systèmes
législatifs des pays membres ; l’U.E. n’a pourtant pas de compétences en
matière de statut de la magistrature. De l’autre côté on a le Conseil de
l’Europe, qui – par contre – dispose d’instruments très « raffinés »
dans le domaine du statut du juge (on peut penser là non seulement à la
Recommandation qu’on a déjà évoquée, mais aussi à la Charte sur le statut du
juge en Europe, approuvée en 1998, ainsi qu’aux différents avis du Conseil
Consultatif de Juges Européens). Il s’agit pourtant de documents qui, à la
différence des textes de l’U.E., n’ont pas de valeur contraignante, bien que
l’expérience du travail mené au sein des commissions d’experts du Conseil de
l’Europe et de l’U.I.M. prouvent que parfois, surtout dans les « nouvelles
démocraties », ces textes ont été utiles afin de convaincre certains
gouvernements de la nécessité de se doter de règles législatives plus conformes
aux standards internationaux et plus respectueuses de l’autonomie et de
l’indépendance de la magistrature.
C’est pour cette raison qu’il serait
à mon avis souhaitable entamer un parcours qui puisse amener à une convention
internationale (ayant donc une valeur contraignante pour les Etats signataires)
sous l’égide du Conseil de l’Europe, sur les conditions minimales
d’indépendance de la magistrature. C’est justement le chemin qui vient d’être
entamé par la magistrature de l’Amérique Latine, grâce à l’initiative du Groupe
Ibéro-Américain de l’U.I.M. et avec le soutien du gouvernement brésilien.
Venant maintenant aux nombreux
points positifs de l’ébauche de la nouvelle Recommandation, élaborée par le
comité d’experts et qui sera par la suite soumise au Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe, j’aimerais souligner tout d’abord que ce document va
consacrer pour la première fois l’indépendance « interne » des juges.
En effet non seulement il y aura une précise définition de cet aspect de
l’indépendance de la magistrature, mais une disposition va prévoir que
l’organisation hiérarchique des juridictions ne devrait jamais mettre en danger
l’indépendance de chaque magistrat.
Sur un autre plan, le rapport
explicatif devrait aussi contenir une référence explicite à l’importance de
l’institut anglo-saxon du Contempt of
Court (mépris de la cour), comme un moyen efficace de tutelle de
l’indépendance des magistrats. La Recommandation va statuer que les juges qui
considèrent que leur indépendance est menacée devront avoir le droit de
s’adresser à un Conseil de la Magistrature ou à une autre autorité
indépendante ; en alternative, ils devraient pouvoir disposer de remèdes
efficaces.
La nouvelle Recommandation va
aussi mettre pour la première fois un accent tout à fait particulier sur le
C.S.M. En effet, un chapitre entier va être consacré à ce sujet. Ce chapitre
débutera par un article de la teneur suivante : « Là où ils existent,
les conseils de la magistrature sont des organes d’administration du pouvoir
judiciaire qui se sont avérés essentiels dans la sauvegarde de l’indépendance
de la magistrature et des juges ». Il sera donc dit clairement que le
C.S.M. est l’instrument le plus performant dans le domaine de la sauvegarde de
l’indépendance de la magistrature. A
contrario on en pourra aussi déduire que les pays qui ne connaissent pas
cette institution devront s’en doter. D’ailleurs cette recommandation explicite
est contenue pour l’Allemagne dans la résolution de l’Assemblée Parlementaire
du Conseil de l’Europe du 30 septembre 2009, qu’on a déjà mentionnée. Le
principe de la nouvelle Recommandation touchant à la composition du C.S.M. va
prévoir que cet organe doit être composé au moins par la moitié de juges élus
par leurs pairs.
Sur le thème du recrutement,
quelques dispositions particulières vont stipuler la nécessité d’instituer des
garde-fous en vue de l’application de critères objectifs de sélection. Et cela
vaudra aussi (et à plus juste titre) dans les systèmes qui n’ont pas (encore)
de C.S.M.
Dans le domaine de la formation,
la nouvelle Recommandation va s’inspirer de l’avis du Conseil Consultatif de
Juges Européens sur ce thème, tout en prévoyant la nécessité que la formation
soit assurée par une autorité indépendante, jouissant aussi d’une autonomie sur
le plan didactique. Le rapport explicatif dira clairement que la formation
continue ne peut pas être conçue comme un outil d’évaluation des magistrats (celui-ci
c’est un point sur lequel je me suis beaucoup battu au sein de la commission,
compte tenu de l’expérience italienne, dans laquelle on a connu une loi,
approuvée en 2006 par le Parlement, mais qui heureusement a été réformée avant
d’entrer en vigueur, visant à transformer la formation continue en une sorte d’
« examodrome » ou d’ « usine à examens et à évaluations »
pour les magistrats).
Tout un chapitre va être consacré
à l’éthique judiciaire. Il y aura une définition de l’éthique et de ses rapports
avec les règles disciplinaires. Les codes de conduite seront aussi pris en
considération comme règlements non contraignant, émanant du corps judiciaire.
L’efficacité de la justice va
pour la première fois être définie par cette nouvelle Recommandation, comme la
capacité de rendre des jugements de qualité dans un délai raisonnable. En même
temps le texte va prévoir que le souci d’efficacité ne pourra pourtant pas se
réaliser à détriment de l’indépendance et de l’impartialité des juges.
La rémunération des magistrats va
avoir elle aussi sa place dans la Recommandation. A ce sujet, l’un des
principes qui seront énoncés va concerner la question des prix de rendement
modulables. Le texte stipulera que les systèmes qui mettent la rémunération des
juges en rapport avec le rendement devraient être évités, du moment qu’ils
pourraient créer des difficultés sur le plan de l’indépendance judiciaire.
5. Jusqu’à là j’ai parlé des
défis qui nous attendent.
Je voudrais clôturer mon
intervention avec deux provocations, deux questions que j’adresse à mes chers
et patients cousins transalpins : deux questions tirées de deux récents
livres français.
Le premier livre est « La
prospérité du vice » de Daniel Cohen. Il s’agit d’un remarquable essai
d’économie, dont la bouleversante thèse principale est que ce sont les
comportements vicieux et non pas les comportements vertueux, qui mènent les
règles de l’économie. C’est le vice qui l’importe, et non pas la vertu :
cela à partir de l’explication de la raison pour laquelle l’Occident a gagné le
défi de la modernisation sur l’Asie dans les siècles passés : pour la
simple raison – dit Daniel Cohen – que les occidentaux ne se lavaient pas…
ainsi permettant aux maladies de jouer un rôle de décimation de la population,
ce qui a permis en Europe l’épanouissement économique qu’en Asie a été empêché
par une population surabondante.
Ma question est donc la
suivante : la « revanche », ce véritable « règlement de
comptes » que les exécutifs européens sont en train de se prendre en ce
moment sur les pouvoirs judiciaires européens, ne sont-ils pas une preuve de
l’existence d’une « prospérité du vice » aussi dans le domaine des
rapports entre les pouvoirs de l’état ? Les essais systématiques de violer
le principe de la séparation des pouvoirs, vainement proclamée dans les textes
constitutionnels, ne sont-ils pas une démonstration du fait que le comportement
vicieux de celui qui est le plus puissant des pouvoirs étatiques est destiné à
l’importer ?
La deuxième et dernière
provocation est tirée d’une phrase assez choquante qui a été prononcée par
Simone Veil sur la féminisation de la magistrature, que je cite ici
textuellement, car je ne la partage pas : « En France – explique
cette ancienne magistrate – certaines professions sont aujourd’hui peu valorisées
alors qu’elles exigent des diplômes importants. Du coup, elles sont peu à peu
abandonnées par les hommes. Dès qu’une profession semble en difficulté, ce sont
les femmes qui l’occupent, les hommes y vont moins volontiers, et l’on y
constate des effets boule de neige. La féminisation est donc, en quelque sorte,
un facteur de prolétarisation : on l’a constaté avec le métier d’infirmière ou
celui de magistrat » (cf. Simone Veil,
Le statut de la femme se dégrade-t-il
dans le monde ?, in Attali
et Bonvicini, Le sens des choses, Paris, 2009, p. 14).
Simone Veil suppose un rapport
entre féminisation et prolétarisation de la magistrature : un rapport
qu’en tant que tel je ne saurais pas partager. Je ne crois pas que la
magistrature se féminise car elle se prolétarise. Elle se féminise simplement
parce que les femmes ont cessé d’être femmes au foyer et parce qu’elle prouvent
d’avoir mieux que les hommes les qualités requises pour la préparation du
concours d’accès à la magistrature : c’est-à-dire capacité d’application,
diligence, constance. Je ne parle pas d’intelligence, car cette qualité ne peut
pas être « pesée » ni « mesurée ». L’intelligence, ainsi
que la stupidité, est équitablement partagée entre hommes et femmes ; mais
la diligence, elle est apanage plutôt des femmes : là elles nous battent
carrément.
Ma l’autre question, l’autre
provocation présentée par Simone Veil, demeure intacte : la magistrature
est-elle oui ou non en train de se prolétariser ? A mon avis il y a
assurément une tentative de parvenir à ce résultat. Une magistrature
prolétarisée est une magistrature plus prône aux bons vouloirs de l’exécutif et
donc du pouvoir politique. Les essais de prolétariser la magistrature sont
clairement visibles non seulement dans la question du traitement économique,
mais surtout dans la question des moyens mis (à vrai dire : non mis) à la
disposition de la magistrature.
D’ailleurs, c’est la Résolution
Nr. 1685 (2009) de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, que j’ai
déjà citée (se référant à la France et à l’Allemagne, mais la remarque vaut
aussi pour Italie, ainsi que pour la majeure partie des pays de l’Europe) qui
parle d’ « un statut social [des juges] qui s’est considérablement
dégradé » (cf. art. 4.2.2.).
Lorsqu’on demande à un magistrat
d’être de plus en plus responsable, de plus en plus cultivé, de mieux en mieux
formé, de plus en plus manager, PDG,
d’avoir une mentalité et une disponibilité au travail de type professionnel et
non bureaucratique, mais en même temps on le laisse désespéramment, totalement
seul dans l’accomplissement de ses lourdes tâches, sans les assistants, les
secrétaires et le staff qui entourent les sujets qui, dans le domaine des
professions privées et publiques portent des charges semblables à celle qui
pèsent sur les épaules des juges, comment voulez-vous que l’on ne parle pas de
« prolétarisation » de la magistrature ?
Avec ces deux provocations que je
me suis permis de vous lancer j’achève mon intervention et je vous remercie de
votre patience et de votre attention.
[*] Texte de l’exposé présenté à Paris le 7 novembre 2009 au 35ème Congrès National de l’Union Syndicale des Magistrats sur le thème : « Esprit des lois : es-tu toujours là ? ».