J'ai la chance d'habiter un pays dont la Cour de Cassation a mis en ouvre depuis presque trente ans un Centre d'Elaboration de Donnés (Centro Elaborazione Dati, C.E.D.) dans lequel plusieurs bases de donnés d'intérêt juridique sont abritées. On y retrouve aujourd'hui près de 50 archives qui contiennent toute la législation applicable (soit à niveau national soit à niveau régional, soit à niveau international), une quarantaine d'années de jurisprudence de la Cour et d'autres juridictions (dans la forme des sommaires d'arrêts), plusieurs milliers de résumés de doctrine, dizaines de milliers d'indications bibliographiques pour la recherche « traditionnelle » : il s'agit, en tout, d'un matériel composé de plus que 35 millions de documents. Toute cette masse de données est gérée par un système unitaire, nommé Italgiure-Find(11), qui présente pourtant plusieurs particularités au niveau de chaque archive(12).
En ce qui concerne notamment les archives de législation on doit remarquer que les textes sont saisis et gardés dans la forme exacte qu'ils avaient au moment où ils ont été approuvés par le Parlement et promulgués par le Président de la République, même s'ils ont été par la suite abrogés ou modifiés. Un système de renvois aux lois successives et aux arrêts de la Cour Constitutionnelle (qui, dans le système italien, a le pouvoir d'abroger les lois) permet de vérifier immédiatement quelle est la situation normative en vigueur au moment où la recherche est effectuée. Le choix de présenter les textes des lois dans leur version originelle a été conditionné par le fait que notre système ne connaît pas seulement les abrogations et les modifications explicites, mais aussi celles implicites : cela veut dire que personne ne peut établir a priori si telle ou telle autre disposition a été abrogée ou modifiée. Donc, établir quel est le droit actuellement en vigueur relève exclusivement de la compétence du juge qui va trancher telle ou telle autre affaire et aucun ordinateur - même s'il est géré par la Cour de Cassation ! - ne pourra prendre sa place.
En ce qui concerne la jurisprudence, on compte actuellement une quinzaine d'archives contenant les arrêts des cours nationales, ainsi que cinq archives en matière de jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union Européenne et de la Cour Européenne des Droits de l'Homme. Pour ce qui est de la jurisprudence italienne, on pourra ici mentionner les archives « CIVILE » et « PENALE », rassemblant les sommaires des décisions civiles et pénales de la Cour de Cassation depuis le début des années soixante (il s'agit de plusieurs centaines de milliers de documents), les archives de la Cour Constitutionnelle (« COSTIT », « COSTMS » et « COSTSN », qui comprennent non seulement les sommaires, mais aussi les motivations complètes de tous les jugements rendus par la Cour depuis sa constitution, l'archive de la jurisprudence des juges du fond («MERITO»), les archives de la jurisprudence administrative et fiscale.
Il faut ajouter qu'au cours de ces dernières années plusieurs maisons d'édition juridiques ont réalisé des recueils sur CD-ROM de la législation en vigueur, ainsi que de la jurisprudence et de la doctrine. Ce matériel constitue aujourd'hui un « corpus électronique » aux dimensions impressionnantes (dont on ne pourra pas traiter ici) : mais l'ampleur des bases de données et des périodes concernées, le niveau de précision des interrogations et les multiples possibilités de recherche n'atteignent pas toujours le même degré de performance assuré par le système Italgiure-Find et par les bases de données du « C.E.D. » de la Cour Suprême.
La méthode d'interrogation des bases de données de la Cour de Cassation constitue - comme on vient de le dire - un outil formidable pour « reconstruire » le système juridique. Il s'agit d'un processus assez complexe, sur lequel je ne peux donner ici que quelque renseignement. D'abord, les archives électroniques de la Cour de Cassation sont reliées à un réseau très répandu de terminaux sur le territoire national et peuvent même être consultées, par un normal ordinateur et un modem, de chez soi, à travers des mots de passe qui sont fournis gratuitement à tous les magistrats. Comme on l'a déjà dit, l'accès à ces bases de données peut s'effectuer maintenant par le biais de l'Internet, et notamment soit par l'application telnet(13), soit à travers le système Easy-Find(14). On peut y effectuer des recherches soit par articles de lois (code civil, code pénal, codes de procédure, lois de l'état, lois des régions, conventions internationales, etc.), soit par des codes de classement, soit par des mots. Il ne s'agit pas seulement de mots-clés, mais aussi de tous les mots du langage courant, qui doivent être insérés exactement comme on les recherche sur un dictionnaire (noms au singulier, adjectifs au masculin singulier, verbes à l'infinitif).
Ces mots (ainsi que tout élément qui est inséré dans la recherche) peuvent aussi être reliés entre eux par les opérateurs logiques de l'algèbre de Boole, notamment : « et », « ou », « non »(15). Pour faire un exemple, si dans l'archive des arrêts de la Cour de Cassation en matière civile (qui s'appelle « CIVILE ») j'écris les mots : « vente » et « échange » et si je les lie par l'opérateur « et » (qui est exprimé dans le langage Italgiure-Find par le signe *) j'obtiens toutes les décisions qui contiennent en même temps les deux termes ; il s'agira donc vraisemblablement des arrêts qui traitent des différences et des rapports entre ces deux contrats. Si j'écris par contre : « vente 'ou' échange » (l'opérateur « ou » étant ici exprimé par le signe +) j'obtiens tous les arrêts qui contiennent soit le mot « vente », soit le mot « échange » et donc tous les arrêts qui traitent de l'un ou de l'autre de ces deux contrats, y compris ceux qui ne traitent pas du tout des rapports réciproques entre vente et échange.
Mais - ce qui est encore plus étonnant - le même système enregistre et mémorise les recherches effectuées tous les jours par milliers d'usagers qui se servent des opérateurs logiques de l'algèbre de Boole. Ainsi, en tapant sur le clavier n'importe quel terme après l'ordre « TEST », on peut découvrir, par exemple, quels sont les mots qui - au cours des années de fonctionnement de ce même système - ont été plus fréquemment associés à ce mot par l'opérateur logique « ou »(16). Autrement dit : je peux exploiter la fantaisie des personnes qui ont effectué avant moi ma même recherche ; de cette façon j'évite le risque - lorsque, par exemple, je suis en train de rechercher des arrêts sur une certaine matière - de ne pas tenir compte d'un ou de plusieurs mots ayant la même signification des expressions que j'emploie. Le résultat de ma recherche sera donc enrichi par les suggestions que je reçois en consultant cette sorte de dictionnaire des synonymes créé par les usagers mêmes et à leur insu.
Il est donc évident que le complexe système qu'on vient d'esquisser offre en tout moment à tout juriste la possibilité de repérer immédiatement n'importe quelle information qui puisse l'intéresser. Ce même système apparaît aussi de très grande importance dans le combat à l'inflation législative qu'on vient de mentionner au paragraphe précédant. Le Législateur a - en effet - la possibilité d' « explorer » l'état actuel de la législation, de la jurisprudence et de la doctrine sur les problèmes qu'il veut régler, avant de promulguer toute nouvelle loi. On a déjà dit qu'en employant dans la recherche à l'intérieur des banques de données juridiques les mots qui définissent un certain problème, on peut obtenir les textes contenant ces mêmes mots ; dans les logiciels plus complexes (tels que Italgiure-Find ou Easy-Find), un système assez raffiné de renvois permet à l'utilisateur de repérer tout de suite toutes les lois qui ont été approuvées successivement et qui ont éventuellement modifié ou abrogé un texte. Il permet aussi de découvrir si une ou plusieurs de ces lois ont été abrogées ou « manipulées » par la Cour Constitutionnelle, qui a le pouvoir de déclarer une loi (ou une partie de celle-ci) totalement ou partiellement inconstitutionnelle.
Cette activité d' « exploration et reconstitution
législative » doit précéder toute intervention
du législateur dans un secteur de la vie d'un pays : elle peut (et
elle doit) donc être effectuée à l'aide de l'informatique
juridique documentaire. Cette technique aidera aussi le Législateur
à vérifier sur-le-champ quels sont les problèmes d'application,
en consultant les bases de donnés de jurisprudence.
(11) Depuis quelques années une version simplifiée de ce complexe logiciel a été réalisée par le C.E.D. ; il s'agit du logiciel appelé Easy Find, parfaitement intégré dans l' « environnement » Windows (pour les renseignements concernant le téléchargement du logiciel, ainsi que les modalités d'accès aux bases de données du C.E.D. cf. la page web du Ministère de la Justice d'Italie : <http://www.giustizia.it/009/09_sub-h.htm>).
(12) Cf. NOVELLI et GIANNANTONIO, Manuale
per la ricerca elettronica dei documenti giuridici - Sistema Italgiure,
Milano, 1982; GIANNANTONIO, Diffusion of Legal Data in the Italgiure
System: the Foreign User and the Non Legal User, Informatica e diritto,
1983, p. 97 et s.; FANELLI et GIANNANTONIO (sous la direction de -), L'informatica
giurica e il Ced della Corte di Cassazione, Actes du colloque de
l'Università degli studi di Roma La Sapienza, 27-29 novembre
1991, Milano, 1992; CIAMPI, La ricerca « concettuale » e
quella « testuale » nella documentazione giuridica automatica:
un antico problema, Informatica e diritto, 1992, p. 35 et s.;
G. FERRARI, Problemi di comprensione del testo mediante calcolatori,
Informatica e diritto, 1993, p. 185 et s.; PASCUZZI, Cyberdiritto,
Bologna, 1995, p. 89 et s. ; BORRUSO, Informatica giuridica, Enciclopedia
del diritto, préc., p. 640 et s. (p. 653 et s. sur l'informatique
juridique documentaire) ; TARANTINO, Elementi di informatica giuridica,
con giurisprudenza e glossario a cura di R.G. Rodio, Milano, 1998, p. 38
et s., 123 et s. ; BALDINI, GUIDOTTI et SARTOR, préc., p. 263 et
s.; OBERTO, Appunti
per un corso di informatica giuridica (A.A. 1998/99), préc.,
Sect.
III.
Sur les problèmes posés par la diffusion,
par le biais de l'informatisation, des sommaires d'arrêts et de doctrine
cf. CHIARLONI, Giurisprudenza e dottrina nell'era della rivoluzione
informatica (note sui sistemi di documentazione), Riv. dir. proc.,
1992, p. 590 et s.; BIN, Il precedente giudiziario, Padova, 1995.
(13) Cf. infra, §. 8.
(14) Cf. supra, note 11.
(15) Voici les renseignements fournis sur le mathématicien George Boole par l'encyclopédie « Microsoft Encarta » (Copyright 1994 Microsoft Corporation. Copyright 1994 Funk & Wagnall's Corporation) : « Boole, George (1815-1864), British mathematician and logician, who developed Boolean algebra. Largely self-educated, in 1849 Boole was appointed professor of mathematics at Queen's College (now University College) in Cork, Ireland. In 1854, in An Investigation of the Laws of Thought, Boole described an algebraic system that later became known as Boolean algebra. In Boolean algebra, logical propositions are denoted by symbols and can be acted on by abstract mathematical operators that correspond to the laws of logic. Boolean algebra is of prime importance to the study of pure mathematics and to the design of modern computers ».
(16) Sur cette particularité du
système Italgiure-Find cf. BORRUSO, La legge, il giudice
e il computer, Informatica e attività giuridica (Actes
du 5e Congrès International, sous la direction de Fanelli et Giannantonio,
Roma, 3-7 mai 1993), I, Roma, 1994, p. 64 et s.; BORRUSO, L'informatica
al servizio della didattica giuridica, Didattica giuridica e informatica
(sous la direction de Caridi), Milano, 1993, p. 60 et s.; ALPA, L'applicazione
delle tecnologie informatiche nel campo del diritto, préc.,
p. 518 et s.; OBERTO, Appunti
per un corso di informatica giuridica (A.A. 1998/99), précit.,
Sez.
III, § 13.5.
Voici un exemple pratique. Je suis
en train de rechercher des arrêts de la Cour de Cassation statuant
en matière de forme du contrat de vente des voitures. En particulier,
je veux savoir si pour la validité d'un contrat de vente d'une voiture
les parties doivent rédiger le contrat par écrit, ou bien
si la manifestation orale du consentement peut suffire. J'ouvre donc l'archive
« CIVILE » et je tape sur le clavier la commande : «
$rn:cc 1350; ». L'article 1350 du code civil italien est en effet
la disposition en matière de forme des contrats (qui ne contient
pourtant aucune prescription en matière de véhicules). La
réponse contient plusieurs centaines de documents. J'insère
alors le mot « automobile » (« $pt:automobile; »).
A mon grand étonnement j'obtiens une réponse négative
: zéro documents. Il est fort probable alors que le concept employé
dans ma recherche a été exprimé de façon différente
dans les arrêts que je recherche. Il me faut donc un synonyme d'automobile.
En tapant alors la commande « $test:automobile; » j'obtiens
la liste des mots plus fréquemment associés en « ou
» avec « automobile » par les usagers, c'est-à-dire
les mots que les usagers ont cru être des synonymes du mot que j'ai
employé. Parmi ces mots il y a le terme « autoveicolo »,
qui me permet de découvrir deux arrêts concernant le problème
qui m'intéresse.