La comparution personnelle des parties pour la tentative de conciliation est la première occasion qu'un juge a de contacter directement les " usagers de la justice " civile. Il s'agit d'un moment assez délicat, duquel tout le déroulement successif du litige peut dépendre ; un moment qui d'ailleurs a été rendu obligatoire dans certains pays, dans le cadre de quelques types de procédures particulières (par exemple le contentieux du travail ou de la famille : cf. les articles 1108 et s. du Nouv. Cod. proc. civ. français ; 420, al. 1er à 3, 421, al. 4, 706, 711 du Code de procédure civil italien), ou bien en tant que règle générale dans toute sorte de procès : ce dernier est justement le cas de la réforme du Code de procédure civil italien, introduite par la loi n. 353 du 26 novembre 1990, qui a modifié ledit code, en contraignant le juge chargé de la mise en état de toute affaire civile à convoquer les parties à la première ou (normalement) à la deuxième audience (30). Voilà donc la première question : peut-on dire que les juges sont formés à bien gérer ce contact direct avec les deux parties, qui sont - quant à elles - toutes les deux (normalement) assez bien convaincues de leur (supposé) bon droit ?
Lorsque j'ai été invité, il y a quelques années, à l'Ecole Nationale de la Magistrature de Bordeaux pour y présenter la situation de la formation des magistrats italiens, j'ai été étonné par l'expérience de simulation des procès civils devant les juges d'instance. Les auditeurs jouaient alternativement les rôles du demandeur, du défendeur et du juge. Je dois avouer que j'ai été assez frappé par la capacité de ces jeunes gens de se mettre dans la peau des protagonistes des dossiers que le magistrat chargé de leur formation leur remettait peu de temps avant l' " audience ". Ce qui m'a pourtant frappé davantage c'est la discussion qui s'ensuivait, dans laquelle toute la classe était appelée à porter un jugement sur le comportement tenu par le " juge " dans cette audience et sur sa gestion de la tentative de conciliation. J'ai trouvé cette expérience très instructive, non seulement pour l'apprentissage de la technique de la gestion de l'audience, mais surtout pour cette habitude d'instiller dans l' " ADN " des auditeurs, dès le moment de leur " gestation ", le concept selon lequel même le juge doit s'habituer à l'idée d'être (ou de pouvoir être) jugé.
Une autre leçon que j'ai tirée à l'occasion de ma visite à l'ENM a été celle de constater que, dès nos premières expériences, nous les juges nous avons l'habitude de montrer quelle sera notre attitude dans la gestion de ce genre d'audiences : d'un côté les " interventionnistes ", qui déballent devant les yeux stupéfiés des parties la solution du litige, afin de convaincre, par le moyen de cette forme de véritable " chantage judiciaire ", la partie rénitente à se plier à un accord ; de l'autre côté les " neutralistes ", convaincus (comme moi) du fait que le juge n'est nullement appelé à exercer un prétendu rôle - pardonnez-moi l'expression - de " colporteur de la transaction " ; une transaction qui doit par contre être de plein gré acceptée (et comprise dans toutes ses implications) par les parties. Dévoiler dès le début de la procédure la solution d'un litige (ou même manifester l'idée qu'on pourrait avoir sur la possible solution d'un litige) signifie pour le juge perdre immédiatement ce qui est aux yeux des justiciables sa qualité principale, c'est-à-dire l'apparence de son impartialité (31).
Mis à part ce choix de fond entre " interventionnisme " et " neutralisme ", il est évident que la technique de la gestion de ce qui n'est, en fin de compte, qu'un marchandage n'a pas beaucoup à voir avec les notions théoriques enseignées à la faculté de droit. Elle doit donc être apprise.
En France, comme on vient de le voir, cet aspect relève de la formation initiale, où la technique de l'entretien judiciaire représente une partie importante de la " scolarité bordelaise " (32). Mais cela ne suffit pas encore. Afin de permettre aux auditeurs d'apprécier correctement le caractère multiforme de la demande de justice qui émane des divers secteurs de la société, directement par la sollicitation des justiciables, ou médiatisée par divers canaux institutionnels aménageant l'accès au droit, les auditeurs de justice tiennent pour une certaine période à tour de rôle des permanences dans les locaux de l'École.
Il ne s'agit pas d'une activité de conseil juridique, mais uniquement d'indications données sur l'orientation à suivre, les professionnels à consulter, etc. Cette permanence permet aux auditeurs de justice de traiter une demande directe de la part du justiciable, de mesurer l'importance de la mise en forme juridique, et de constater directement la teneur et la tonalité de la demande de justice. C'est en outre l'occasion de rencontrer les victimes d'infractions pénales (dont la situation procédurale et psychologique est développée aussi dans les directions d'études consacrées à la réparation du préjudice corporel et à l'audience pénale). C'est enfin une formation à l'entretien et à la communication, ainsi qu'un exercice d'application du droit aux réalités les plus concrètes. A partir de 1999 cette activité a eu lieu dans l'une de la Maison de la Justice et du Droit de Bordeaux.
Le sujet des rapport directs avec les citoyens est traité en France de façon exhaustive aussi au sein de la formation continue. Ainsi, par exemple, dans la formation pour l'année 1999 (33) intitulée " Le magistrat, l'enfant et ses parents dans les conflits ou la séparation ", le but déclaré par les organisateurs est celui de " permettre une meilleure appréhension des mécanismes psychologiques en jeu, et des effets des conflits familiaux sur l'enfant, ainsi que du rapport à la Loi, de donner l'occasion par des travaux de groupe, d'une réflexion et d'une implication personnelle à partir de leur expérience professionnelle (jeux de rôles, études de cas apportés par les participants) ". Deux journées de cette initiative sont consacrées à une approche de l'entretien. Il en est ainsi pour ce qui est de la session consacrée au thème " Enfance et maltraitance ", visant, entre autres, à fournir aux participants les moyens d'effectuer l'analyse des origines de ce phénomène et l'identification des situations de maltraitance. Encore, la formation sur le thème " Les violences sexuelles intrafamiliales à enfants " vise, dans une approche pluridisciplinaire, à stimuler une réflexion autour du traitement judiciaire de cette forme de maltraitance, en apprenant aux juges à maîtriser la gestion de la révélation, de la part de l'enfant, des violences subies, afin d'en individuer le temps et les modalités les plus efficaces par rapport à la recherche de la vérité, mais aussi les moins perturbantes pour l'enfant, ainsi que son accompagnement et son traitement (techniques d'enquête et d'audition de l'enfant, en France et à l'étranger).
En Italie, par contre, sur ces sujets on en est encore à l'apprentissage sur le terrain, surtout en ce qui concerne la formation initiale : tout dépend donc des magistrats qui ont la tâche de suivre l'auditeur pendant son stage en juridiction ; pour le reste, il faut s'arranger soi-même (l'art d'arrangiarsi faisant d'ailleurs partie du patrimoine génétique de mon peuple !). C'est un véritable dommage, vu les conditions pénibles dans lesquelles les auditeurs italiens seront contraints d'assurer le déroulement de leurs audiences, une fois leurs fonctions reçues (34).
Avant de traiter des spécificités de la
formation aux questions liées aux relations avec les " usagers de
la justice " il faudra présenter très brièvement le
système de recrutement et de formation des magistrats italiens.
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(30) Cf. le nouvel art. 183 du code de procédure civil italien ; les réponses des parties (et de leurs avocats), mais aussi leurs silences ou leurs contradictions peuvent être appréciées par le juge dans le cadre de son évaluation des éléments de preuve (cf. les art. 183, al. 1er à 3,116, al. 2, et 117 c.p.c. it.). Sur la distinction entre udienza di prima comparizione (art. 180 c.p.c. it.) et prima udienza di trattazione (art. 183 c.p.c. it.) cf. par exemple Capponi, L'udienza di comparizione e il suo doppio (note sui nuovi art. 180 e 183 c.p.c.), Foro it., 1995, I, c. 1074 et s. Rien n'empêche, à mon avis, que les deux audiences coïncident, lorsque aucune des activités prévues par le nouvel art. 180 c.p.c. ne se rend nécessaire et que les avocats sont d'accord à passer immédiatement à la comparution personnelle des parties et à la phase de l'instruction. Pour un jugement très critique sur cette comparution " forcée " des parties cf. Oberto, Il giudizio di primo grado dopo la riforma del processo civile, in Giur. it., 1991, IV, 313 et s. : " A parte il rilievo preliminare per cui tutte le controversie in cui si discute di diritti indisponibili sono di natura tale da non consentire una definizione transattiva e dunque il tentativo di conciliazione, va osservato come una notevole serie di cause siano caratterizzate o da una domanda o da una resistenza in giudizio manifestamente infondate. In questi casi, spingere a una conciliazione tra chi chiede la Luna e chi disperatamente cerca di far comprendere alla controparte che la Luna non è nella sua disponibilità (o - ciò che è lo stesso - tra chi vuole far valere un suo sacrosanto diritto e chi nega quest'ultimo nella maniera più sfacciata) significa veramente rendere un disservizio alla parte che ha ragione, posto che, come si sa, la transazione presuppone sempre un aliquid datum e un aliquid retentum. E poi non sembra proprio degno del mestiere di giudice che quest'ultimo si trasformi in più o meno improvvisato 'piazzista' della soluzione transattiva!
Si obietterà che lo scopo principale della comparizione delle parti è costituito dalla richiesta di chiarimenti, come del resto espressamente previsto dal nuovo art. 183 c.p.c. Ebbene, anche qui, chi fa il mestiere del giudice sa che moltissime sono le liti nelle quali non c'è proprio alcun chiarimento da chiedere alle parti: vuoi perchè la causa è, come si suol dire, 'documentale', vuoi perchè la decisione postula uno o più accertamenti tecnici che non possono essere demandati se non ad un perito (si pensi a un'impugnazione di riconoscimento per difetto di veridicità, dove tutto si risolve con consulenza di tipo genetico e dove il tentativo di conciliazione è vietato, attesa la natura della controversia), vuoi perchè si tratta di accertare un dato di fatto del tutto 'banale' (il semaforo era verde o rosso? Chi veniva da destra?), su cui possono riferire soltanto dei testi, vuoi, infine, perchè la causa è di puro diritto, e in tal caso sarà senz'altro meglio che il giudice impieghi il suo tempo a interrogare liberamente ... la dottrina e la giurisprudenza.
Ma ciò che è più grave è che il riformatore (e qui veniamo alle considerazioni di tipo teorico) sembra aver trascurato un principio fondamentale del nostro ordinamento: in un processo civile come il nostro, caratterizzato dal principio della domanda e dalla negazione del sistema inquisitorio, la mancanza di chiarezza nelle posizioni delle parti va risolta (non già con il libero interrogatorio delle parti, ma) con il ricorso alle regole generali sull'onere della allegazione e della prova. Così, se la 'confusione' ingeneratasi (magari creata ad arte dal difensore) riguarderà i fatti costitutivi, essa andrà a tutto discapito dell'attore; se concernerà i fatti impeditivi, modificativi, ovvero estintivi, essa andrà a detrimento del convenuto ".
(31) On sait que le juge - comme la femme de César (l'expression vient du fait historique que César dut répudier sa femme Pompeia, bien qu'il la crut innocente, suite à des insinuations lancées après une fête réservée aux femmes, dans laquelle un certain Claudius l'aurait rejointe dans ses appartements : cf. Svetonius, Julius Cæsar, 74) - doit non seulement être impartial, mais aussi apparaître impartial. Le principe se trouve désormais codifié en plusieurs textes. Ainsi, l'art. 3 du Statut du Juge en Europe (approuvé à Wiesbaden le 20 mars 1993 par l'Association Européenne des Magistrats, Groupe Régional de l'Union Internationale des Magistrats) stipule que " Le juge doit être impartial et apparaître impartial " ; il en est de même de l'article 5 du Statut Universel du Juge, approuvé à Taipeh (Taiwan) le 17 novembre 1999 par l'Union Internationale des Magistrats ; l'article 4.3 de la Charte européenne sur le statut du juge du Conseil de l'Europe, adoptée à Strasbourg les 8 - 10 juillet 1998 stipule que " Le ou la juge doivent s'abstenir de tout comportement, acte ou manifestation de nature à altérer effectivement la confiance en leur impartialité et leur indépendance ". Aussi le code éthique des magistrats italiens (approuvé par le Comité Directeur Central de l'Association des Magistrats Italiens le 7 mai 1994), stipule (entre autres) que le magistrat " doit offrir une image d'impartialité et d'indépendance " (article 8) et que " Dans l'exercice de ses fonctions, il s'attache à faire montre d'impartialité en s'efforçant de dépasser les préjugés culturels qui peuvent influer sur la compréhension et la mise en valeur des faits, ainsi que sur l'interprétation et l'application des normes " (article 9) ; sur le thème cf. aussi Oberto, Les droits et les obligations des juges. Leur responsabilité disciplinaire, précité.
Sur ce même sujet on peut encore signaler une décision récente de la Cour Européenne des Droits de l'Homme (16 septembre 1999, Affaire Buscemi c. Italie, req. n° 29569/95), dans laquelle la Cour a souligné que " que la plus grande discrétion s'impose aux autorités judiciaires lorsqu'elles sont appelées à juger, afin de garantir leur image de juges impartiaux ". Cette discrétion - selon les Juges de Strasbourg - doit amener celles-ci à " ne pas utiliser la presse, même pour répondre à des provocations ". Ce serait l'exigence supérieure de la justice et la nature élevée de la fonction judiciaire qui imposeraient cette conclusion. Pourtant, une lecture de la motivation dans sa globalité prouve que l'intention de la Cour n'était pas celle d'interdire aux juges de s'adresser tout court à la presse. Ce que les magistrats sont appelés à faire c'est de s'abstenir, avant d'avoir tranché une affaire, de toute déclaration sous-entendant un jugement défavorable à une des parties du procès (" Avec la Commission, la Cour estime que le fait que le président du tribunal ait employé publiquement des expressions sous-entendant un jugement défavorable au requérant avant de présider l'organe judiciaire devant trancher l'affaire, ne semble à l'évidence pas compatible avec les exigences d'impartialité de tout tribunal, inscrites à l'article 6 § 1 de la Convention. En effet, les déclarations faites par le président du tribunal étaient de nature à justifier objectivement les craintes du requérant à l'égard de son impartialité ").
(32) Voici comme le programme de formation initiale (sous le titre " Perfectionnement fonctionnel - stage de pré-affectation " : pour le programme pédagogique pour la promotion 1999 cf. la page web suivante <http://www.enm.justice.fr/Formation_initiale/formation_initiale.htm>) explique cette matière : " Au cours du mois de mars, trois journées seront consacrées aux techniques d'entretien judiciaire axées sur les fonctions qui seront exercées par les futurs magistrats. C'est au cours d'échanges verbaux, tantôt informels, tantôt très formalisés par la procédure, qu'un grand nombre de décisions judiciaires sont préparées, instruites, expliquées. De la réussite ou de l'échec de ces entretiens avec les justiciables, ou avec les partenaires institutionnels du magistrat dépend dans la plupart des cas le caractère paisible ou conflictuel de l'exécution de la décision, quelle que soit la qualité de cette dernière. La maîtrise de l'entretien permet de dénouer des situations, de faire adhérer à la décision, ou du moins de faire admettre, en raison, les motifs qui la fondent. Or le bon ou le mauvais succès de l'entretien dépend de paramètres très divers, parfois dépaysants pour qui n'est que juriste. Tout auditeur de justice doit être mis à même d'utiliser la technique que constitue la mise en ouvre de ces paramètres pour dominer pleinement tous les aspects de la fonction de magistrat. Ce séminaire de trois jours est animé par une équipe composée de psychologues, de formateurs professionnels et de magistrats. Il s'inscrit en complément de la journée consacrée à ces techniques lors de la première période d'études à Bordeaux ".
(33) Cf. la page web suivante : <http://www.enm.justice.fr/Formation_continue/formation_continue.htm>.
(34) Pour quelque détail à ce sujet cf. Oberto, Les éléments de fait réunis par le juge : l'administration judiciaire de la preuve dans le procès civil italien, in Rev. int. dr. comp., 1998, p. 799 et s. (l'article se trouve aussi, depuis le 8 mai 1997, à la page web suivante : <http://juripole.u-nancy.fr:80/Oberto/>).
Je retranscris ici une partie de mes remarques : " La façon d'exécuter les mesures d'instruction constitue à mon avis un des aspects les plus négatifs de l'administration de la justice dans mon pays. J'entends surtout me référer ici aux audiences consacrées à la comparution des parties et à l'audition des témoins, qui se déroulent d'une manière qui me fait rougir de honte à chaque fois que j'en parle. Il faut d'abord que Vous sachiez que ces mesures d'instruction ne peuvent pas être exécutées dans une salle d'audience, puisque normalement la seule salle d'audience que les palais de justice consacrent au civil est réservée aux débats. D'ailleurs, comme chaque juge de la mise en état consacre aux mesures d'instruction au moins trois demi-journées par semaine, il en suit que le Palais d'une moyenne ou d'une grande ville d'Italie devrait disposer aux moins de vingt ou trente salles d'audience à destiner à l'activité d'exécution des mesures d'instruction.
Par conséquent, en Italie les juges chargés de l'instruction des affaires civiles tiennent les audiences dans leurs propres bureaux. Si l'on pense que pas mal de fois ces locaux sont partagés avec d'autres collègues et qu'il s'agit très souvent (l'Italie étant une terre de saints) de cellules d'anciens couvents, on peut bien se rendre compte des conditions matérielles dans lesquelles on essaye de rendre justice. Forcément entassés dans des niches mortuaires, juge, avocats, parties, témoins, se trouvent ainsi tous autour d'une petite table, tous au même niveau, dans une situation - comme j'aime dire - de 'contiguïté charnelle', qui ferait penser plutôt à une conversation de bistrot qu'à la célébration d'un procès.
Ne Vous inquiétez pas. Je ne souhaite pas l'introduction de perruques ou de fourrures à la façon d'outre-Manche ; je me borne ici à plaider pour l'adoption d'un décorum (et d'un décor !) qui rappelle à tout le monde qu'au Palais on ne se trouve pas pour faire de la conversation. L'introduction d'un peu plus de solennités et de formalités pourrait contribuer, à mon avis, à empêcher les témoins (très souvent liés aux parties par des rapports d'amitié, inimitié, parenté, intérêt) de mentir ou au moins de 'glisser' sur les questions les plus épineuses. Cela pourrait peut-être aussi empêcher les avocats et les parties d'intervenir à tout moment pendant l'audition et de répondre à la place des témoins, ce qu'ils ont de plus en plus l'habitude de faire, en protestant vigoureusement si le juge a l'impudence (d'essayer) de s'opposer à cette pratique (.) !
Cette situation lamentable est aggravée par ce que j'aime définir comme un véritable manque de vertu civique chez beaucoup de mes compatriotes. Je pourrais citer ici le cas, pas du tout exceptionnel, du témoin qui m'avait fait savoir de ne pas pouvoir se présenter à l'audience à cause d' 'engagements bien plus importants liés à l'activité de mon entreprise'. En effet, si on pense au fait que le témoin défaillant n'encourt pratiquement aucune conséquence (.), cela ne doit pas étonner que les audiences consacrées aux enquêtes soient à maintes reprises reportées.
D'ailleurs, pour revenir au sujet de la crédibilité de la preuve testimoniale, il faut tenir compte du fait que depuis 1989 le juge n'a plus aucun pouvoir d'ordonner l'arrestation d'un faux témoin, mais qu'il doit se limiter à le dénoncer au parquet, qui éventuellement pourra déclencher contre celui-ci une poursuite pénale. Ce procès, évidemment, pourra parvenir jusqu'à la Cour de cassation, bien entendu à condition qu'entre-temps le délit ne soit pas tombé en prescription, ce qui arrive en effet très souvent. Et si l'on pense aussi aux différentes possibilités d'amnisties, remises de peine, procédures alternatives, sursis, peines alternatives à l'emprisonnement, etc. aménagées par la législation pénale, il y a vraiment très peu de chances qu'un faux témoin puisse enfin franchir les portes d'une prison.
Pour rester encore sur le sujet de la crédibilité de l'enquête on pourra rappeler qu'après une récente décision de la Cour constitutionnelle italienne (.) les témoins ne prêtent plus serment. Ils se limitent, par contre, à lire une déclaration que le juge leur soumet ; une déclaration, d'ailleurs, qu'au citoyen dépourvu d'une moyenne culture juridique apparaît sûrement moins compréhensible que la formule d'un serment [La formule est la suivante : 'Consapevole della responsabilità morale e giuridica che assumo con la mia deposizione, mi impegno a dire tutta la verità e a non nascondere nulla di quanto è a mia conoscenza' (Conscient de la responsabilité morale et juridique que j'endosse par ma déposition, je m'oblige de ne dire que la vérité et de ne rien cacher de ce qui est à ma connaissance)]. En effet il m'est arrivé plusieurs fois, après avoir informé les témoins des peines encourues s'ils se rendraient coupables d'un faux témoignage, de leur demander s'ils avaient compris le sens de la déclaration qu'ils venaient de lire d'un air si effaré et j'ai dû constater que bon nombre des personnes interrogées n'avaient aucune idée de la signification de cette phrase.
En plus - ce qui est pour moi encore plus inexplicable - un nombre incroyablement élevé de témoins, au lieu de lire le mot : deposizione [déposition], prononce le mot : disposizione [disposition], ce qui enlève tout sens à la formule. Il m'arrive aussi pas mal de fois de constater qu'un témoin n'est pas du tout en état de lire, ou bien qu'il se déclare carrément analphabète, avant même d'essayer toute lecture. Dans ces cas-là j'adopte la solution inventée par les prêtres qui veulent faire prier les athées sur leur lit de mort ; c'est-à-dire que je prononce moi-même la formule en la faisant répéter, morceau par morceau, par le témoin.
Quelques mots encore pour Vous raconter de quelle façon est formé le procès-verbal de l'audience. L'art. 130 c.p.c. it. stipule que le procès-verbal est rédigé par le greffe sous la direction du juge, mais, pour le manque de greffes et de secrétaires, ce sont les avocats qui écrivent celui-ci sous la dictée du juge (.). Dans plusieurs juridictions de mon pays (.) on suit désormais l'usage de faire interroger les témoins directement par les avocats hors du bureau du magistrat, ou dans un coin d'une salle où celui-ci est en effet présent, mais où plusieurs audiences se déroulent au même temps. Le témoin n'est porté devant le juge qu'au moment de lire la fameuse déclaration et de signer le procès-verbal. Personnellement je me suis toujours refusé de suivre cette pratique honteuse, et je dois aussi dire qu'au Palais de Turin - autant que je sache - ça ne se produit pas. Je me sens pourtant obligé de tirer mon chapeau devant cette preuve de fantaisie des collègues qui ont inventé l' 'audience virtuelle' avant même l'introduction des moyens de l'informatique ! ".