« La nécessité d'entamer un procès pour avoir raison ne doit pas se retourner contre celui qui a raison " : voilà l'essence de la notion d'urgence, esquissée en ces quelques mots par l'un des plus grands juristes italiens (1). Tout système juridique qui se veut moderne doit faire en sorte que la partie qui a raison ne reçoive aucun préjudice du fait qu'elle est obligée par le même système à avoir recours à une procédure afin d'obtenir un titre exécutoire. Ce préjudice auquel se réfère la notion d'urgence est donc étroitement lié aux délais du procès ordinaire, ou, plus exactement, aux risques que la partie subit en conséquence du fait que le jugement est rendu après un certain laps de temps par rapport au moment où le juge a été saisi. Ce péril qui découle du retard - ou periculum in mora, comme on dit en Italie en faisant recours à une expression latine - existe, bien entendu, dans tous les systèmes juridiques du monde, du moment qu'il est pratiquement impossible de faire en sorte qu'une décision soit rendue en pleine connaissance de cause au moment même où l'assignation est portée à la connaissance du juge.
Déjà Pothier, dans son Traité de la procédure civile, en commentant le titre consacré aux séquestres (le XIX) de la " Grande Ordonnance " de 1667, remarquait que cette mesure pouvait être ordonnée par le juge " sur la demande de l'une des parties, comme sur une complainte, lorsque le procès peut être long " (2), se référant ainsi à cette longueur des procès qu'avant lui le Chancelier D'Aguesseau avait inculpé de " fatiguer le bon droit, de le faire succomber par la lassitude, et de rendre quelquefois la mauvaise cause victorieuse par la fatale longueur d'une résistance opiniâtre " (3). L'ancien droit français accordait aussi le séquestre à toute personne " qui a intérêt que la partie adverse ne dissipe pas les fruits pendant le procès " (4), conformément du reste au droit romain, ainsi qu'à l'ancien droit commun italien, qui prévoyaient des mesures de ce genre lorsque, par exemple, les fruits d'un champ en contestation étaient dissipés entre-temps (5), ou même s'il n'y avait que le " raisonnable suspect " que cela puisse se produire (6), ou encore, en cas de différend sur la propriété d'une chose, s'il y avait raison de craindre que le défenseur ne disparaisse avec celle-ci (7).
Mais cette situation de danger dans laquelle peut se trouver la partie qui a raison est particulièrement grave aujourd'hui en Italie, le pays qui, comme tout le monde le sait, est le plus souvent condamné par la Cour Européenne des Droits de l'Homme pour la violation de la règle du " délai raisonnable " (8). Cela explique aussi - au moins en partie - ce que nous appelons " la cautelarizzazione del processo civile " : expression intraduisible, qui pourtant rend bien dans ma langue l'idée de cette véritable ruée des avocats italiens vers les mesures provisoires de toutes sortes afin d'éviter les délais de la procédure ordinaire (9).
Mais, avant d'essayer de décrire les instruments procéduraux à travers lesquels l'urgence est gérée dans mon pays, il faut voir si et comment ce risque (lié, comme je viens de le dire, au laps de temps qui découle entre le début et la fin de la procédure ordinaire) est pris en considération par le système juridique italien. Or, la première idée d'urgence reçue et reconnue par la législation italienne est celle rattachée au risque pour le créancier de perdre la garantie générale d'une fructueuse exécution du titre (futur) que représente le patrimoine du débiteur. Autrement dit, il faut penser ici à la possibilité que le débiteur, au moment ou le jugement exécutoire sera rendu, ne soit pas (ou ne soit plus, ayant caché ou aliéné ses biens) en état de remplir ses engagements, même par la voie de l'expropriation forcée : c'est-à-dire à travers une exécution qui deviendrait ainsi tout à fait inutile.
Voilà donc pourquoi déjà le code de procédure de 1865 (art. 924) concédait au créancier la possibilité d'obtenir une saisie conservatoire des avoirs du débiteur, lorsque le créancier avait " de sérieuses raisons de craindre la fuite de son débiteur, ou le détournement des biens de celui-ci, ou encore la perte des garanties de sa créance ". Cette formulation avait été qualifiée de " vague et indéterminée " par Lodovico Mortara, qui avait pourtant constaté que la loi ne pouvait pas être plus précise : il revenait alors au juge la tâche d' " apprécier, chaque cas à part, les faits et les éléments allégués par le créancier " (10). Mais déjà au début du XXe siècle cette définition de l'urgence commençait à se révéler bien trop étroite.
C'est à Giuseppe Chiovenda (suivi peu après par Piero Calamandrei et par Francesco Carnelutti), que revient le mérite d'avoir élaboré pour la première fois l'idée d'azione cautelare, c'est-à-dire l'idée d'une mesure provisoire de sauvegarde par le biais d'une procédure urgente (11), conçue comme un droit d'action en justice de caractère tout à fait général ; un droit correspondant à un principe de base du système juridique, allant bien au-delà des remèdes particuliers expressément prévus par le code de procédure (12). Giuseppe Chiovenda n'hésitait pas à qualifier ce droit d'azioneassicurativa (librement traduit : action de sécurité) (13), faisant ainsi usage d'une expression restée sans suite dans le langage juridique (14), mais qui pourtant saisissait bien l'essence de la question. En effet, dans la pensée des juristes que je viens de citer, la " sécurité " offerte par la mesure provisoire de sauvegarde couvrait non seulement le risque de la déconfiture du débiteur, mais aussi tout autre risque de préjudice irréparable.
Il suffit de penser ici aux droits qu'on qualifie d' " absolus " (15), tels que les droits à la vie, à la santé, à l'honneur, au respect de la vie privée, la propriété et les autres droits réels, etc. Ainsi, la publication d'un article de journal qui porte atteinte à l'honneur d'une personne ne pourra jamais être réparée (ou entièrement réparée) par équivalent. Il est évident, donc, que lorsque le préjudice se présente comme irréparable, même par le biais d'un dédommagement pécuniaire, la saisie des avoirs du débiteur se prouve inutile : ici il faut par contre pouvoir intervenir avant que le droit ne soit irrémédiablement perdu. Voilà donc pourquoi, en accueillant les réflexions des plus grands experts de droit judiciaire privé du début du XXe siècle, le code actuel (entré en vigueur en 1942) a ajouté aux mesures provisoires traditionnelles (saisie des avoirs du débiteur, séquestres, etc.) le remède prévu par l'art. 700, selon lequel le juge peut ordonner les mesures provisoires qu'il estime les plus convenables, lorsque la partie qui en fait demande a de sérieuses raisons de craindre que, pendant le temps nécessaire pour le déroulement de la procédure ordinaire, son droit ne soit menacé par un préjudice imminent et irréparable.
Voilà donc nettement tracée et reconnue par le système juridique la distinction entre ces deux sortes d'urgence, à savoir : (a) urgence d'assurer l'exécution d'un titre futur (et probable) et (b) urgence d'anticiper une décision permettant d'éviter la violation d'un droit (ou même la perte de son objet). C'est donc cette même distinction que nous retrouvons entre les deux grandes catégories dans lesquelles se partage la famille des mesures provisoires : celles ayant une fonction conservatoire et celles ayant une fonction anticipatoire.
Mais, avant d'entrer dans les détails des procédures
à travers lesquelles le procès civil italien gère
le problème de l'urgence, il faudra encore rappeler que le principe
conçu par Chiovenda sur la nature tout à fait générale
de l'action " de sauvegarde " est non seulement un principe de base du
système juridique italien, mais aussi une règle qui se situe,
dans la hiérarchie des sources du droit, au niveau constitutionnel.
Cela a été clairement dit par un arrêt de la Cour constitutionnelle
italienne (16), qui a déclaré contraires
à la Constitution les dispositions de la loi sur la procédure
devant les tribunaux administratifs qui ne prévoyaient pas de mesures
semblables à celles mises en place par l'art. 700 du code de procédure
civile (17). Par cet important arrêt on peut vraiment
dire que le système italien a pleinement accueilli le principe qu'on
qualifie aujourd'hui comme " le principe d'effectivité de la protection
juridictionnelle des droits " (18).
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Notes
(1) Calamandrei, Introduzione allo studio sistematico dei provvedimenti cautelari, Padova, 1936, p. 20.
(2) Pothier, Traité de la procédure civile, Ouvres posthumes de M. Pothier, t. III, Paris, 1809, p. 108. Sur la " Grande ordonnance " de Louis XIV du mois d'avril 1667 cf. Rodier, Questions sur l'ordonnance de Louis XIV, du mois d'Avril 1667, relatives aux usages des cours de parlement et principalement celui de Toulouse, Toulouse, 1769 ; Serpillon, Code civil, ou commentaire sur l'ordonnance du moïs d'avril 1667, Paris, 1776. Sur le séquestre dans la pratique de la Rota Romana cf. De Luca, De credito et debito, creditore et debitore, Theatrum veritatis et justitiae, VIII, Venetiis, 1706, p. 195 ; De Luca, De iudiciis, Theatrum veritatis et justitiae, XV, Venetiis, 1706, p. 36 et s.
(3) D'Aguesseau, L'homme public, ou l'attachement du magistrat au service du public, Ouvres de M. le Chancelier D'Aguesseau, I, Paris, 1759, p. 121. C'est d'ailleurs le même Chancelier qui disait qu' " une justice trop lente dégénère souvent en une véritable injustice " : cf. D'Aguesseau, L'autorité du magistrat et sa soumission à l'autorité de la loi, Ouvres de M. le Chancelier D'Aguesseau, I, Paris, 1759, p. 137.
(4) Ferrière, Nouvelle introduction à la pratique, contenant l'explication des termes de pratique, de droit et de coûtume, IV, Paris, 1735, p. 235.
(5) D. 49. 1. 21. § fin. ; la conclusion est d'ailleurs conforme à celle de l'ancien droit canonique : cf. cap. Dilectus 2. et cap. Ab eo 3. de sequestratione.
(6) " Fieri potest sequestratio necessaria, nedum quando Reus fructus, quos conservare tenetur, actu dissipat, sed etiam cum rationabiliter timetur, ne ipsos dissipet, aut dilapidet in futurum " : cf. Ferraris, Prompta bibliotheca, canonica, juridica, moralis et theologica, VIII, Venetiis, 1782, p. 356.
(7) D. 2, 8, 7, § Si satisdatum.
(8) Cf. art. 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (dont le texte est disponible au site web suivant : <http://www.jura.uni-sb.de/france/Law-France/cedhf.htm>). Pur les données statistiques se référant aux procédures entamées contre l'Italie devant la Cour de Strasbourg cf. Raimondi, " Le condanne dell'Italia nelle statistiche ", Movimento per la giustizia, à la page web suivante : <http://web.tiscalinet.it/inmovimento/> ; sur le thème cf. aussi Chiarloni, " Civil Justice and its Paradoxes: An Italian Perspective ", dans l'ouvrage collectif Civil Justice in Crisis. Comparative Perspectives of Civil Procedure, sous la direction de Zuckerman, Oxford, 1999, p. 263-290 ; Patrone, " L'art. 111 della Costituzione e la durata "ragionevole" dei processi ", La Magistratura, 2000, 1, p. 34 et s.
(9) Le mot cautelarizzazione vient de l'expression procedimento cautelare (du latin cautela, signifiant : sauvegarde) qui désigne en italien toute procédure visant à l'émanation d'une mesure provisoire de sauvegarde (sur le sujet cf. infra, n. 3 et s.).
(10) Mortara, Istituzioni di procedura civile, Firenze, 1922, p. 278. Pour un commentaire détaillé des dispositions en matière de séquestre sous le code de procédure civile de 1865 v. Mattirolo, Elementi di diritto giudiziario civile italiano, Torino, V, 1880, p. 497 et s.
(11) On parle aussi à ce propos de tutela cautelare (protection " de sauvegarde " par le biais d'une procédure urgente visant à obtenir une mesure provisoire).
(12) Pour un historique de cette idée cf. Proto Pisani, " Chiovenda e la tutela cautelare ", dans l'ouvrage collectif Scritti per Mario Nigro, III, Giustizia amministrativa e giustizia civile, Milano, 1991, p. 397, 408 et s. ; cf. aussi Tommaseo, I provvedimenti d'urgenza, Padova, 1983, p. 62 et s. Sur le débat actuel concernant l'existence d'un " pouvoir général de sauvegarde " du juge cf. Olivieri, " I provvedimenti cautelari nel nuovo processo civile ", Rivista di diritto processuale, 1991, p. 692 et s.
(13) Chiovenda, Principi di diritto processuale civile dal corso di lezioni (anno 1905-1906), Napoli, 1906, p. 137.
(14) Qui a adopté l'expression : azione (domanda, processo, procedimento, procedura) cautelare.
(15) Sur la distinction entre les droits absolus et les droits relatifs en droit français cf. Colin et Capitant, Cours élémentaire de droit civil français, Paris, 1931, I, p. 105 ; pour ce qui est du droit italien cf. p. ex. De Ruggiero et Maroi, Istituzioni di diritto civile, I, Milano - Messina, 1965, p. 77.
(16) Corte cost., 28 juin 1985, n. 190, Foro italiano, 1985, I, c. 1881.
(17) V. maintenant l'art. 3 de la loi du 21 juillet 2000, n. 205 sur la procédure administrative.
(18) Proto Pisani, " Chiovenda
e la tutela cautelare ", préc., p. 404 ; cf. aussi Conte,
" La tutela d'urgenza tra diritto di difesa, anticipazione del provvedimento
ed irreparabilità del pregiudizio ", Rivista di diritto processuale,
1995, p. 213 et s.